Deux chercheurs en anthropologie de l’EHESS ont épluché 21 manuels d’histoire-géographie pour reconstituer la conception de l’immigration proposée aux collégiens français. Leur conclusion : ces ouvrages en relaient une vision positive et rassurante, pour les migrants comme pour les pays d’accueil, loin des drames migratoires actuels et de l’hostilité croissante de la population. (…)
La représentation que les manuels scolaires proposent de l’immigration est à la fois fortement positive et résolument rassurante. Le phénomène migratoire y est présenté comme quantitativement modeste et stable dans le temps ; s’il devait croître, il resterait néanmoins maîtrisé et limité. Les causes de l’immigration vers l’Europe en feraient un fait social inévitable et nécessaire : il résulterait d’un vieillissement démographique des sociétés européennes et d’une pénurie de la main-d’œuvre dans de nombreux secteurs de notre économie. Les effets de l’immigration sont présentés comme globalement bénéfiques pour les pays de départ et pour les pays d’accueil ; les éventuelles conséquences négatives sont peu nombreuses et de faible importance compte tenu des bénéfices considérables qui en résulteraient. (…)
Pourtant, tous ne parviennent pas à y croire. L’école de la République construit son discours comme si elle voulait s’adresser à ceux qui doutent, comme si elle cherchait à les convaincre, à répondre à leurs appréhensions, à réfuter leurs arguments. Mais quels sont ces arguments ? Cela n’est pas dit. On ne dit pas non plus qui est l’adversaire dont il faudrait contrer les idées. Ses prises de position ne sont nulle part décrites, jamais affrontées dans un débat contradictoire. L’immigration – déclare un livre scolaire – n’est « ni invasion ni conquête ». Mais qui a dit que l’immigration était une invasion ou une conquête ? Les manuels s’adressent à un interlocuteur innommable. Ils semblent débattre avec un Spectre, argumenter contre un Spectre.
À gauche, les flux migratoires vers l’Europe. À droite, l’offensive des Alliés à partir de la fin de l’année 1942. Tout en déclarant que l’immigration n’est « ni invasion ni conquête », les manuels scolaires font un usage malhabile de la même convention iconographique pour représenter les flux migratoires et les avancées des troupes armées lors de la Seconde Guerre mondiale. Danielle Champigny, Olivier Loubes & Michel Bernier (dir.), Histoire-Géographie 4e, Paris, Nathan, 2002, p. 210 et Martin Ivernel (dir.), Histoire-Géographie 3e, Paris, Hatier, 2003, p. 96, Author provided.
Ce n’est qu’à deux reprises, sur des illustrations presque dépourvues de commentaire, que l’on mentionne furtivement le Front national. Il est d’ailleurs étrange que les deux manuels qui en parlent, bien qu’ils soient tous deux publiés après 2010, se réfèrent uniquement au Front national dans les années 1980, donc une trentaine d’années auparavant. Pourquoi ne pas parler du Front national dans le présent ? Pour ne pas reconnaître que la proportion des Français hostiles à l’immigration s’approche désormais de 70 %, alors que le Front national, à l’échelle nationale, ne recueille au maximum que 25 % des voix ? À l’évidence, les manuels suggèrent que la crainte de l’immigration n’existe en France qu’au Front national, et à cause du Front national. On veut se bercer de l’illusion que le Spectre qui hante la société française s’incarne dans un seul parti politique. Par ce subterfuge on pense pouvoir exorciser le mal sans poser les questions difficiles.(…)
Il faut bien reconnaître que la question du vrai et du faux ne semble pas être la préoccupation majeure des manuels. Ce que ceux-ci cherchent à bâtir est moins une représentation nuancée du phénomène migratoire qu’une vision fortement positive de la société française débarrassée de toutes ses scories. L’image scolaire de l’immigration est avant tout un miroir qui doit nous renvoyer un reflet artificiellement épuré à la fois de la France et de l’Occident : leur excellence attire une humanité assoiffée de liberté et de bien-être, pour le profit mutuel de tous les pays du monde. Dans cette vision enchantée, l’immigration n’a jamais rien d’une exploitation intéressée de la main-d’œuvre étrangère dans le but de conserver – à peu de frais, veut-on espérer – le mode de vie quelque peu insouciant auquel la prospérité de l’après-guerre a accoutumé les Occidentaux. Ce serait plutôt une preuve de la grandeur morale de l’Occident qui, en s’ouvrant à l’immigration, affirme son altruisme, sa charité, sa mission civilisatrice.
Les manuels opposent deux types d’humanité : l’une idéale, vouée à accueillir l’immigration, et l’autre prétendument infirme, fatalement condamnée à produire de l’immigration. L’idéal, c’est une maison confortable dans un quartier suburbain, deux voitures, deux télés, quatre vélos, plusieurs frigidaires, et seulement deux enfants ; l’abomination, c’est une famille établie à la campagne, logée dans une chaumière, possédant deux vaches, un mulet, une brebis, aucun téléviseur, et cinq enfants. Martin Ivernel (dir.), 2004, Histoire-Géographie 6e, Paris, Hatier, 2004, p. 212 et 213., Author provided
Il est encore un autre objectif notable dont les auteurs de manuels se proposent la réalisation. Il ne s’agit pas seulement de communiquer aux collégiens un ensemble de connaissances sur le monde social, mais aussi de leur transmettre un ensemble de valeurs, qui sont « un outil de formation du futur citoyen », un « moyen de faire vivre une démocratie ». C’est pourquoi le discours scolaire s’efforce de promouvoir la tolérance, l’ouverture à l’Autre, l’acceptation de l’altérité, la capacité de construire une cité commune avec des groupes issus de cultures différentes. La question pourtant demeure, qui est classique : jusqu’où peut-on aller dans la défense de valeurs très estimables sans perdre le contact avec la réalité quotidienne de la vie sociale ? Et il faut bien le reconnaître, les auteurs des manuels ont décidé d’aller très loin.
C’est pourquoi ils s’enlisent constamment dans des contradictions entre les thèses qu’ils croient devoir avancer et les données qu’ils citent. Les manuels affirment, en même temps, que les migrants internationaux sont rares et qu’ils se comptent par centaines de millions ; que la population immigrée en Europe reste stable et qu’elle augmente ; que le phénomène migratoire est maîtrisé et qu’il échappe à tout contrôle à cause de la migration clandestine ; que l’immigration est un bienfait pour l’Europe et que les États européens s’acharnent à lutter contre l’immigration ; que le nombre de réfugiés qui fuient les guerres augmente et que le nombre de conflits armés diminue ; que les migrants économiques s’exilent chassés par la misère et qu’ils disposent parfois de sommes considérables pour payer les passeurs ; que les pays de départ profitent de l’exil de leurs citoyens et qu’ils se retrouvent à court de travailleurs qualifiés ; que le travail des immigrés apporte une contribution précieuse à l’économie européenne et que beaucoup d’immigrés demeurent au chômage. On ne saurait affirmer que cet argumentaire inconséquent puisse être un instrument très efficace pour promouvoir une vision rassurante de l’immigration. (…)
Très curieuse est la façon dont les manuels d’histoire-géographie mettent en œuvre ce programme dans les chapitres consacrés à l’immigration. Peut-on donner du sens au monde en présentant une vision tronquée du monde, truffée de contradictions logiques, édulcorée par des omissions ? Peut-on offrir aux élèves des clés de compréhension critique en leur administrant une seule conception, sans doute moralement irréprochable, mais partielle et résignée à négliger certains aspects de la réalité ? Enfin, l’école peut-elle préparer les élèves à prendre part dans les débats qui animent toute démocratie véritable, alors qu’elle travestit les conséquences de choix politiques concernant l’immigration en une réalité fatalement imposée par des lois déterministes dont l’empire ne laisse aucune place ni à la liberté politique ni au débat démocratique ?
Ce à quoi les manuels s’emploient c’est plus que d’échafauder une vision embellie de l’immigration comme exclusivement positive, toujours socialement souhaitable et moralement estimable. Ils font de ce phénomène un fait ontologique, inexorable, inscrit dans la nature des choses. Ils le placent donc hors de portée de la politique et du débat rationnel. On peine à croire que la vision enseignée aux enfants puisse former des citoyens d’un pays démocratique, pourvus d’esprit critique. La démocratie a besoin de citoyens qui osent regarder la réalité en face, qui sachent en débattre dans une discussion contradictoire, qui ne s’inclinent pas devant la fatalité, parce qu’ils auront appris que la réalité sociale est faite par des hommes et peut donc être transformée par des hommes.