Les défenseurs du patrimoine et tous ceux qui sont attachés à la mémoire vive de notre pays ne peuvent que se réjouir, à l’image de l’ami Delétraz (Présent du 29 décembre), du sauvetage, par plus de 25 000 amoureux des belles choses, du château de La Mothe-Chandeniers qui a ainsi échappé à une disparition certaine. Destructions et saccages commis par les révolutionnaires de 1789, défaut d’entretien dans les siècles suivants après de hasardeuses restaurations, il a fallu attendre de généreux mécènes anonymes pour redonner vie à ce trésor. On notera, une fois de plus, que l’Etat était aux abonnés absents et que notre sémillant Stéphane Bern est resté muet come une carpe, lui pourtant si souvent atteint de logorrhée.
Un temps menacé
Resterons-nous aussi mutiques après l’annonce de la mort programmée, pour des raisons aussi diverses que variées, de ce bon vieux passé simple (ou passé défini), apanage du théâtre classique, des contes pour enfants, mais aussi de Victor Hugo, de Châteaubriand, de Flaubert ou de Proust ? Et avant eux, d’Homère et de Thucydide dont on ne comprendrait rien si leurs traducteurs avaient trahi le sens de l’aoriste grec, résultat présent d’une action passée. On ne goûterait pas, en effet, les subtilités de l’Odyssée ou de l’Iliade si ce temps n’était pas respecté et si l’imparfait (ou le présent) prenait sa place. Il en est ainsi de la fin du chant XXIII racontant le retour d’Ulysse et ses retrouvailles avec Pénélope et Télémaque : « Ayant ainsi parlé, il couvrit ses épaules de ses belles armes, réveilla Télémaque, le bouvier et le porcher, et leur ordonna de saisir les armes guerrières ; ils lui obéirent en hâte et se couvrirent d’airain. Puis ils ouvrirent les portes et sortirent. Ulysse les précédait. Et déjà la lumière était vive, mais Athéna les enveloppa d’un brouillard et les conduisit hors de la ville. » Et que dire de cet extrait des Mémoires d’outre-tombe qui perdrait toute sa profondeur politique écrit à un autre temps : « Les calamités, sous la République, servirent au salut de tous ; nos malheurs, sous l’Empire, ont bien plus fait : ils ont déifié Bonaparte ! cela nous suffit. »
Quelle mouche a donc piqué, par exemple, les éditions Hachette qui ont fait retraduire la célèbre série du Club des Cinq pour en expurger le passé simple ? Pire, nos chers Immortels qui sont censés veiller au grain n’ont pas dénoncé les nouveaux programmes de l’Education nationale qui attendent le début du collège pour faire apprendre un passé simple tronqué puisqu’ils le réduisent aux troisièmes personnes du singulier et du pluriel (il vint/ils vinrent) ? Dans les programmes officiels de 2016, et sous la houlette de la désastreuse Najat Vallaud-Belkacem promise à un avenir radieux au sein du PS exsangue, le passé simple était défini « comme un temps inutilisé »… bien évidemment dans les banlieues de l’immigration. Lesquelles, soit dit en passant, savent pourtant apprécier le théâtre classique si les enseignants se donnent la peine de leur expliquer le songe d’Athalie, Phèdre ou Le Malade imaginaire.
Une fausse querelle
Ceux qui, voici des décennies, ont eu la peau du subjonctif, se réjouissent d’avoir fait école et fustigent le passé simple, survivance selon eux d’une certaine forme d’élitisme. C’est d’ailleurs avec les mêmes arguments qu’ils avaient obtenu la dépouille du pauvre subjonctif, toujours brillamment défendu cependant par Jean-Marie Le Pen mais également par Magyd Cherfi, fils d’un militant algérien du FLN, proche du groupe Zebda de Toulouse et qui, dans son livre Ma part de Gaulois, écrit qu’il se sentait « obligé en sa qualité de fils d’immigré, de maîtriser l’imparfait du subjonctif ». S’agissant du passé simple, enseigné dès le cours moyen dans les années 30 et défini alors comme « l’expression de ce qui a eu lieu dans une période de temps complètement écoulée », le philologue Claude Duneton a souligné que ce temps verbal « était un temps du terroir, un parler de culs-terreux et de marins pêcheurs, également utilisé par les poilus dans les lettres à leurs familles ». Autant de subtilités qui échappent à tous ceux qui, finalement, de la « novlangue » envahissante à l’écriture inclusive en passant par le contrôle des mots et l’hypocrisie lexicale, veulent la mort de la langue française. Autant de symptômes, d’ailleurs, décrits en 1946 par George Orwell dans La Politique et la langue anglaise où il brossait le portrait d’une langue qui « devient laide et imprécise, truffée de tournures vicieuses et de paquets de mots prêts à l’emploi ».
Et la grammaire, bordel ?
« Une langue, pour rester vivante, a besoin d’un frein et d’un éperon, comme le cheval pour être dirigé. Sans l’éperon que sont les apports, les nouveautés, les inventions de la langue parlée, elle deviendrait vite une langue morte. Sans le frein que sont les grammairiens, les puristes, les orthodoxes, elle changerait à une telle vitesse qu’en peu d’années, on ne la reconnaîtrait plus. On perdrait le bénéfice de siècles de culture dont les ouvrages ne seraient plus compris de personne. » Ainsi s’exprimait Alexandre Vialatte, le 20 décembre 1970, dans une de ses immortelles chroniques hebdomadaires parues pendant plus de dix-huit ans dans La Montagne et que Vialatte déposait, chaque dimanche soir, au wagon postal du train de 23 heures 15 pour Clermont-Ferrand au départ de la gare de Lyon. Près de cinquante ans plus tard, ses prédictions sont devenues réalité et le temps n’est pas loin où de fieffés imbéciles – ou de cyniques démolisseurs – sont capables de mettre Balzac ou Voltaire (« Un serpent piqua Jean Fréron. Que croyez-vous qu’il arriva ? Ce fut le serpent qui creva. ») au pilon pour cause d’excès de passé simple, afin d’expurger ce passé défini attentatoire à l’égalitarisme. Pourtant, si l’on en croit toujours Vialatte, « la grammaire… la grammaire, comment dire ? C’est comme le parapluie, c’est comme les progrès de l’industrie, c’est ce qu’on appelle la civilisation ».