“La France a progressivement confondu ses intérêts avec ceux des pays du Golfe”!

 

Les attentats de Paris ont braqué les projecteurs sur les liens qu’entretient la diplomatie française avec l’Arabie saoudite, épicentre de l’idéologie salafiste. Professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève (IHEID), Jean-François Bayart s’est notamment intéressé aux conditions qui ont amené la France à se rapprocher des monarchies pétrolières du Golfe et, au-delà, des régimes arabes sunnites.

 L’Arabie saoudite, le meilleur ennemi de la France?

Jean-François Bayart: C’est en tout cas le résultat d’une alliance avec les pétromonarchies dont nous recevons aujourd’hui l’effet de boomerang. A partir des années 1970 ont été signés toute une série d’accords de défense entre la France et les Emirats arabes unis, puis le Qatar et dans une moindre mesure le Koweït, auxquels s’ajoute en outre un partenariat très développé avec l’Arabie saoudite de même qu’avec le Pakistan. Le propos des Français était avant tout commercial. Nous sommes alors dans le contexte des chocs pétroliers et d’un grave déficit de la balance commerciale de la France. Le premier objectif concernait ce que l’on appelle «les grands marchés», dont l’exportation française est très tributaire, à l’inverse par exemple de l’Allemagne dont les exportations reposent davantage sur un tissu de petites et moyennes entreprises beaucoup plus dense et performant.

Dans ces accords de défense, certaines clauses secrètes et différées dans le temps. Ces clauses étaient «très engageantes» comme on dit dans le vocabulaire militaire français, c’est-à-dire qu’elles impliquent l’automaticité. Très concrètement, si demain il y a un conflit entre l’Iran et le Qatar, ces accords de défense stipulent l’intervention militaire automatique de la France.

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Les Français en sont-ils conscients?

Ces accords, signés par le gouvernement, ont reçu une approbation parlementaire, mais en l’absence de tout débat public. La France à cette époque s’est un peu droguée aux «grands marchés». Mais c’était une drogue douce, progressive, qui n’a déployé ses effets dramatiques que vingt ou trente ans plus tard. Ce sont par exemple ces installations militaires, que Nicolas Sarkozy inaugure en grande pompe aux Emirats arabes unis ou au Qatar, mais en se gardant bien de faire référence à la chronologie. Or il s’agit bien du résultat d’une politique bipartisane qui s’est nouée dans les années 1970. Par la suite, Sarkozy a joué la surenchère, en faisant du Qatar notre principal partenaire dans le Golfe, avec de toute évidence l’existence de contreparties, sur lesquelles nous n’avons pas d’information.

Le vrai problème c’est que la France a progressivement confondu ses intérêts avec ceux des pays du Golfe, Irak compris. En 1979, lorsque arrive la révolution iranienne, la France voit la région à travers les yeux du camp sunnite. Et lorsque l’Irak de Saddam Hussein, derrière lequel sont alignées les pétromonarchies, lancera une guerre d’agression contre l’Iran, Paris le soutiendra ainsi très activement. Aujourd’hui encore, nous payons le prix de cette aliénation de l’Iran.

Et l’expansion de l’idéologie salafiste?

Idéologiquement et politiquement, nous n’avons pas vu que nos alliés du Golfe, et le Pakistan, contribuaient à diffuser, à l’échelle régionale, voire mondiale, une forme d’islam qui était loin d’être sympathique pour nos intérêts. Cet effet a été particulièrement désastreux en Afrique de l’Ouest parce que les années 1980 et 1990 sont des années d’ajustement structurel où nous-mêmes, comme bailleurs de fonds, nous détruisons systématiquement les capacités de l’Etat séculariste hérité de l’indépendance. Nous détruisons l’hôpital public, l’éducation publique, et nous affaiblissons les capacités administratives de ces Etats. Or, la nature ayant horreur du vide, le manque a été comblé par les organisations islamiques financées par l’Arabie saoudite et les pétromonarchies. On a parlé à tort d’une «réislamisation» de ces sociétés. En vérité, ces sociétés n’ont jamais cessé d’être musulmanes. Mais dans un contexte de paupérisation qu’accéléraient les programmes d’ajustement structurel ces sociétés ont cessé d’être séculières, avec la destruction de l’Etat sécularisé. La propagation d’un islam salafiste, qui n’est pas forcément djihadiste, c’est le fruit direct de notre politique.

Et aujourd’hui?

Nous continuons d’être drogués, nous ne sommes pas du tout sur la voie du sevrage. La seule inflexion de François Hollande, c’est qu’il a pris ses distances vis-à-vis du Qatar pour se jeter dans les bras de l’Arabie saoudite. Mais, concrètement, le président socialiste réitère cette politique pour les mêmes raisons mercantiles que dans les années 1970. C’est ainsi qu’il demande à l’Arabie saoudite de financer le réarmement de l’armée libanaise, si possible avec des armes françaises, ou que, par Egypte interposée, cette même Arabie saoudite nous signe un chèque pour les frégates Mistral en nous sortant ainsi du mauvais pas où nous avait mis Sarkozy avec la Russie.

Or ces régimes sur lesquels compte la France sont complètement opaques, et ils ne se contrôlent pas eux-mêmes. L’Etat saoudien lui-même, où ce qui en tient lieu, est incapable de vérifier ce que font les princes saoudiens en matière de financement, par exemple. Dans la région, ce n’est pas le seul Etat qui laisse une grande place à la famille, à être lignager. Mais ici, ce serait plutôt une famille sans Etat. En Arabie saoudite, il n’y a que le lignage et les mercenaires.

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