Jacques Julliard, dont on lit chaque semaine dans ces pages les éditoriaux, reprend ce témoignage de l’auteur de la Part maudite, dans un essai brûlant et habité : le Choc Simone Weil. Pourquoi faire resurgir aujourd’hui celle qu’Alain, son prof de khâgne à Henri-IV, appelait affectueusement «la Martienne» ? Cela ne doit rien au hasard, tant cette philosophe fulgurante, la seule qui ait vécu dans sa chair «la condition ouvrière», juive convertie à l’anarcho-syndicalisme et à l’amour du Christ, morte de sous-alimentation volontaire par solidarité avec les plus démunis, à Londres en 1943, à l’âge non canonique de 34 ans, est aux antipodes de toute pensée molle comme de l’inflexibilité du «there is no alternative» triomphant.
Émotion intense
Tant cette militante, qui avait prévu avec une acuité sidérante la faillite des idéologies et des utopies de son temps, aurait vomi notre époque où la démagogie, l’autopromotion et les reculs stratégiques sont, chez les tenants comme les aspirants du et au pouvoir, les seules valeurs en progression, exponentielle même. Cet essai est-il un appel au messianisme, à nous parer, comme son héroïne qui n’en demandait pas tant, d’une couronne d’épines ou d’une auréole de sainte ? Certainement pas. D’ailleurs, Jacques Julliard prévient d’emblée : «Je n’ai aucune autorité à parler de Simone Weil, aucun titre à faire valoir que l’expérience du choc que j’ai reçu, aucune ambition que de faire partager cette émotion intellectuelle.» A lire ces pages, il s’agit d’une émotion de forte intensité. Car la pensée de Simone Weil, dit-il, n’est pas un supermarché où chacun viendrait picorer ce qui lui convient en laissant de côté ses aspects dérangeants. Pour Jacques Julliard, il faut l’aborder en prenant le risque «de se présenter à découvert dans la zone des tempêtes, quitte à en sortir démoli ou régénéré».
EXTRAITS
Et puisque, sur un tel sujet, il faut bien payer de sa personne, je veux dire ici d’emblée que, sans elle, je ne me serais peut-être jamais avoué à moi-même ce que je pense du «gros animal», autour duquel la gauche française tourne en dévotion, comme les Hébreux autour du Veau d’or. Lorsque Simone Weil s’écrie : «L’ordre social, quoique nécessaire, est essentiellement mauvais, quel qu’il soit», elle énonce une vérité essentielle qui donne à l’anarchisme ses lettres de noblesse et renvoie ses contemporains communistes à leur vraie place, aux côtés des conservateurs. Peu importe en effet ce que peut être cet ordre social, il suft de constater que ses adorateurs sont nécessairement du côté de la force et non de la liberté, de la pesanteur et non de la grâce. Contre toutes les formes de sociolâtrie, Simone Weil était en état de vigilance permanente. Il est juste de dire que c’est la partie d’elle-même qui doit le plus à son maître Alain. De même, contre l’esprit d’orthodoxie, contre la recherche d’une position politique qui serait juste en toutes circonstances, comme si l’on faisait de la politique pour sauver son âme, Simone Weil, au rebours de ce que l’on pourrait attendre d’un esprit aussi intransigeant, prône le pragmatisme.
Comme plus tard le grand philosophe polonais Leszek Kolakowski, qui lui ressemble intellectuellement par plus d’un trait, elle admet qu’il faille être à la fois révolutionnaire, réformiste et conservateur. Pour l’avoir souvent éprouvé, je suis arrivé à l’idée que cette dialectique de la pensée politique est la condition nécessaire de la liberté.
Enn, je reconnais que sans Simone Weil je ne me serais peut-être jamais clairement avoué à moi-même ce que je pense du Dieu de l’Ancien Testament, ce vieux monsieur grincheux, tyrannique et sanguinaire. Quel rapport personnel puis-je entretenir avec ce tyran domestique, et surtout quel rapport lui-même peut-il entretenir avec le Dieu d’amour du Nouveau Testament, tel qu’il nous est connu par Jésus-Christ ? Un rapport de liation historique, nous disent les bonnes âmes, les graves historiens et les curés repentis, comme si le Fils n’était venu mourir sur la croix que pour conrmer une liation historique. Là encore, la juive Simone Weil casse les vitres, n’hésite pas à comparer Moïse à Maurras, bravant les accusations classiques sur la haine de soi et même sur l’antisémitisme latent qui en découlerait. Ce ne sont là que quelques exemples.
Des paradoxes, pas des contradictions
Simone Weil est presque toujours là où on ne l’attend pas, parce que nos attentes sont infestées par nos préjugés. Syndicaliste, elle met en garde contre le collectif ; révolutionnaire, elle prêche la paix sociale ; paciste, elle s’engage le fusil à la main aux côtés des républicains espagnols ; munichoise, elle appelle après l’annexion de la Tchécoslovaquie à la résistance armée contre Hitler ; libertaire, elle afrme dans l’Enracinement que «l’ordre est le premier besoin de l’âme» ; juive, elle vomit le Dieu de colère et de vengeance de l’Ancien Testament ; christique à tendances chrétiennes, sa foi, comme celle de beaucoup de mystiques il est vrai, côtoie le désespoir ; chrétienne à tendances catholiques, elle ne cesse de dénoncer la trahison de l’Eglise sous l’emprise de Rome.
Ces paradoxes ne sont pas des contradictions, mais le refus de la part d’un esprit libre de se laisser enfermer dans ses propres certitudes. La preuve en est que lors même qu’elle paraît brûler ce qu’elle a adoré, elle reste dèle à ses valeurs anciennes. Par exemple, au moment où, au mépris de ses convictions non-violentes, elle s’engage dans la lutte armée aux côtés des républicains espagnols, elle n’en approuve pas moins la politique de non-intervention dénie par Léon Blum ; au moment où, en dépit de son anarchisme, elle proclame le besoin d’ordre qui est au fond de l’âme humaine, elle n’en afrme pas moins que tout ordre social est mauvais. Décidément, elle n’écrit ni pour les fanatiques, ni pour les imbéciles. Ces derniers forment même la seule catégorie humaine pour laquelle elle ne paraît jamais avoir éprouvé de commisération. […]
Toujours le souci de mettre sa vie en adéquation avec ses pensées. Beaucoup d’intellectuels bourgeois ont eu des idées politiques ou même sociales aussi radicales que les siennes, sans pourtant changer quoi que ce soit à leur genre de vie. Or, faute d’une inscription signicative dans la réalité sociale et surtout dans le monde du travail, le comportement dans l’existence est pour l’intellectuel la seule pierre de touche de l’authenticité de ses convictions. Un intellectuel bourgeois révolutionnaire qui passe sa vie avec d’autres bourgeois, qui en partage les mœurs, les séjours, les relations, les amours, est bien vite rattrapé par son milieu et se transforme progressivement en imposteur. N’est-ce pas du reste ce que suggère la théorie marxiste ? Quand il s’agit des élus socialistes, Simone Weil s’insurge contre leur manière de vivre dans le milieu parlementaire, au contact quotidien de leurs collègues conservateurs, avec lesquels, qu’ils le veuillent ou non, ils forment un milieu particulier, un «microcosme». De quoi donner raison à Robert de Jouvenel qui dans la République des camarades (1914) a exprimé la chose en une formule dénitive : «Il y a moins de différence entre deux députés dont l’un est révolutionnaire et l’autre ne l’est pas qu’entre deux révolutionnaires dont l’un est député et l’autre ne l’est pas.» Ce qui est valable pour les élus l’est aussi pour les intellectuels, et l’on s’étonne que Lénine, qui était de confession marxiste, ait pu faire des intellectuels militants les gardiens de la pureté révolutionnaire contre les tentations «trade-unionistes», c’est-à-dire réformistes, des ouvriers. La suite a montré que c’était là pure illusion, ou même pure imposture, et qu’après la prise du pouvoir la constitution des intellectuels en caste prédatrice de bureaucrates et de technocrates a été le fondement primordial du stalinisme. Simone Weil ne s’y est jamais trompée, et ce que l’on pourrait être tenté d’appeler son ouvriérisme n’est que l’application des principes marxistes aux soi-disant marxistes eux-mêmes.
Exigence d’authenticité
Les ouvriers ne doivent compter que sur eux-mêmes, parce que les sentiments, les convictions, les idées, dès lors qu’ils ne sont pas gagés sur une pratique personnelle – on est tenté de dire une ascèse -, ne sont que des bulles de savon. C’est ainsi que, dans une conférence sur la «rationalisation» prononcée en 1937, elle afrme que les «travailleurs ne doivent pas avoir conance dans les savants, les intellectuels et les techniciens pour régler ce qui est pour eux d’une importance vitale […]. Ils ne doivent compter que sur eux-mêmes, et s’ils s’aident de la science ça devra être en l’assimilant eux-mêmes». Certes, Simone Weil approuve la contribution des intellectuels au mouvement ouvrier, à condition qu’elle reste désintéressée et ne serve pas d’ascenseur à une carrière politique. «Les “intellectuels” ont malheureusement les mêmes privilèges dans le mouvement ouvrier que dans la société bourgeoise», écrit-elle dans ce grand travail […] qu’elle a écrit à 25 ans, Réexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale. Mais, s’ils sont privés de leurs privilèges, ne risquent-ils pas d’être «noyés dans la masse» ? Eh bien, tant mieux, qu’ils s’y noient !
Telle est du reste la pensée du syndicalisme révolutionnaire, à fondement anarchiste, auquel s’est convertie Simone Weil dès son entrée dans la profession. Ses animateurs, de Fernand Pelloutier à Victor Griffuelhes, ou ses interprètes, de Georges Sorel à Edouard Berth, n’ont jamais pensé autrement. Et à la lumière de l’expérience soviétique, Makhaïski a dénoncé la constitution du marxisme en philosophie de classe des intellectuels. Au moment où elle s’exprime ainsi sur l’autonomie ouvrière, Simone Weil collabore à la Révolution prolétarienne de Monatte, Louzon et Rosmer, c’est-à-dire les héritiers légitimes du syndicalisme révolutionnaire. C’est toute la vie de Simone Weil qui est une protestation contre l’imposture des pseudo-intellectuels engagés et qui témoigne à la fois de sa propre philosophie du travail et de son exigence d’authenticité. Nous y reviendrons. Mais notons-le d’emblée : son travail en usine, à trois reprises (1934-1935), ou comme ouvrière agricole (1926-1927 et 1941) n’a pas pour but de catéchiser les ouvriers et de les entraîner dans la voie juste, comme le feront les «établis» au lendemain de Mai 68 ; il est à ses yeux la contrepartie normale de ses travaux intellectuels sur le socialisme, le syndicalisme, le mouvement ouvrier. Il ne s’agit pas de «s’engager», mot qui implique un rapport d’extériorité à l’égard de la classe ouvrière, voire de condescendance à l’égard des travailleurs manuels, mais de s’immerger, au risque de se perdre ou de perdre son identité.
Le Choc Simone Weil, de Jacques Julliard, Flammarion, 12 €.
Une occasion de vous donner du bon Simone Weil : “Dans un moment d’intense douleur physique, alors que je m’efforçais d’aimer, mais sans me croire le droit de donner un nom à cet amour [pesez ce mot : elle ne sait pas qui elle aime : Dieu ? Mais elle aime ou veut aimer] j’ai senti, sans y être aucunement préparée – car je n’avais pas lu les mystiques – une présence plus personnelle, plus réelle que celle d’un être humain, inaccessible et au sens et à l’imagination, à l’amour qui transparaît à travers le plus tendre sourire d’un être aimé [même cet amour là ne l’aurait pas distraite de la réelle présence qu’elle expérimente] Depuis cet instant le nom de Dieu et celui du Christ se sont mêlés de plus en plus irrésistiblement dans mes pensées”.
Et en conclusion, Julliard nous laisse sur une autre formule du même tonneau : “Dans mes raisonnements sur l’insolubilité du problème de Dieu, je n’avais pas prévu la possibilité de cela : le Christ lui-même est descendu et m’a prise. Je n’avais pas prévu la possibilité d’un contact réel, de personne à personne, ici-bas, entre un être humain et Dieu”.