Le marketing de l’ego!

Avant, les marques voulaient que nous adhérions à leurs «valeurs». Aujourd’hui, elles comptent sur nous et notre «identité» pour véhiculer leur message.

Vous les voyez à la télé, sur le zinc des brasseries et dans les mains des adolescents tuant le temps sur les bancs publics: les canettes «Partagez un Coca-Cola avec…» [insérez un prénom français populaire] sont partout. Et pour cause, la célèbre boisson gazeuse a fortement misé sur une campagne inédite rendue possible par un massif plan médias (plateforme participative en ligne, opération «Surprend tes amis en leur envoyant une canette à leur prénom», spot TV, présence sur les festivals de musique, etc). Troquer son logo pour la personnalisation de ses produits est une stratégie marketing que seule une marque aussi bien installée dans l’imaginaire collectif que Coca-Cola pouvait se permettre. Une démonstration de force trop belle pour ne pas être utilisée, a parié la marque.
«Nous voulions mettre en avant la valeur du partage, laisser la place au consommateur, soit enlever notre logo et mettre le prénom du consommateur à la place», explique Céline Bouvier, directrice marketing de Coca-Cola France. A ceci près que pour le mythique soda à la formule savamment gardée confidentielle, cette «place laissée au consommateur» n’a d’intérêt que précisément parce que celui-ci sait lui rendre la pareille.
Flattés, vous DEVENEZ la publicité de Coca-Cola
Vous aurez sans doute remarqué dans votre entourage l’enthousiasme que peut susciter le fait de tomber sur une canette avec son propre prénom apposé dessus. Sur les réseaux sociaux, nombreux sont les internautes à poster des photos d’eux avec le produit Coca-Cola. La marque propose également aux consommateurs de personnaliser leurs canettes, au plus grand bonheur de ceux dont les prénoms ne figurent pas dans la liste officielle arrêtée.

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Au-delà de l’ampleur de ce marketing viral sans précédent (Coca-Cola a remporté le Grand Prix des stratégies médias en juin 2014), que renseigne son succès auprès du public? Comment expliquer que les consommateurs se plient si promptement au jeu de la publicité virale en acceptant de relayer la marque sans apparente contre-partie? La campagne Coca-Cola a réussi à mobiliser ses consommateurs en flattant leur ego. Cette nouvelle forme d’attachement à une franchise questionne le concept de communauté de marque. Alors qu’autrefois les consommateurs se fédéraient fidèlement autour d’un référentiel de valeurs imposé par les marques, c’est aujourd’hui à ces dernières de descendre de leur piédestal pour tendre la main à des clients et remettre au centre l’individualité de chacun.
Car la campagne de Coca-Cola n’est pas isolée. De nombreuses autres marques ont également fait un pari similaire ces deux dernières années. Imprimer sa photo sur une dragée M&M’s, envoyer par la poste «le dernier carré de chocolat de sa plaquette Milka» à un ami, personnaliser son pot de Nutella, soumettre un message personnalisé à la marque de jus d’orange Innocent afin qu’une affiche soit placardée devant le domicile de la personne de votre choix, customiser ses Nike…
Invité à faire preuve de créativité –mais toujours (il va sans dire) dans les règles préalablement fixées par la marque–, l’acheteur est valorisé dans son originalité, tout en restant tributaire (car consommateur) de l’univers de la marque. Car même avec des lacets customisés, une chaussure Nike reste une chaussure Nike.

Il y a ici un double enjeu pour les marques qui, en invitant à la singularité dans leur univers, perpétue en réalité un peu mieux l’hégémonie de leurs modèles. Là où autrefois le sentiment d’appartenance suffisait à motiver l’acte d’achat («je consomme des produits Apple parce que je suis un actif du secteur tertiaire évoluant en milieu urbain», «je porte des jeans Levi’s car je suis réceptif aux valeurs de liberté et de rébellion véhiculées par la marque»), aujourd’hui il se heurte à l’identité singulière de chaque consommateur.
C’est la thèse que défend Seth Godin dans Nous sommes tous singuliers : exit le marketing de masse. Dans cet ouvrage paru en 2011, l’entrepreneur américain fait remarquer qu’il n’a jamais été aussi facile d’être créatif: on peut aujourd’hui apporter sa contribution à une encyclopédie collaborative, lancer son propre site web, créer un morceau de musique à partir de logiciels facilement téléchargeables, etc.
Face à cette accélération du rythme de la création, les individus ne se définissent plus uniquement comme membres d’une tribu. Au contraire, ils essayent de s’en émanciper légèrement en revendiquant leur individualité –au sein de cette tribu. Michel Perret, directeur général chargé des stratégies chez Leo Burnett, l’expliquait en 2013 à Stratégies Magazine:
«Il n’y a pas si longtemps, le fait de porter un certain modèle de Nike pouvait suffire à donner un sentiment d’appartenance. Aujourd’hui, les consommateurs sont davantage en demande d’identité que d’identification, dans une société mondialisée où le seul repère est parfois son propre miroir.»
Dans Comportement du consommateur et marketing, John V. Petrof distingue trois groupes de consommateurs: le groupe d’appartenance (au sein duquel «le point de vue du groupe constitue le cadre de référence de l’invididu»), le groupe d’anticipation (c’est lorsque l’individu «aspire à être membre du groupe et imite le mode de comportement du groupe» sans en être membre) et le groupe dissociatif (quand l’individu essaye de se dissocier d’un point de vue particulier soutenu par le groupe). Cette typologie a été établie en 1993. Aujourd’hui, tout se passe comme si le «groupe d’appartenance» avait évolué et muté en «individualité dans le groupe d’appartenance». Autrement dit: «Comme le reste de la planète, je consomme du Coca-Cola, mais je le fais en tant que [insérer ici un prénom].»
Cette campagne a quelque chose de particulièrement antinomique dans son rapport postmoderne au particulier comme au général: qu’est-ce qu’un prénom, si ce n’est à la fois la figuration matérielle d’une personne x, et en même temps, une dénomination en général? «Xavier, c’est autant mon pote d’enfance que tous les Xavier du monde», me faisait remarquer un ami, une canette «Xavier» à la main. C’est peut-être là tout l’étrange paradoxe de l’hyper-personnalisation des marques: c’est en singeant un rapport individuel à chacun qu’elles semblent se délester de leur symbolique de marque… mais c’est précisément en le faisant qu’elles convoitent l’universel et s’insèrent le plus insidieusement dans la vie de tous les jours.

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