2084 de Boualem Sansal

Boualem Sansal a décidément bien du courage. Et de la ressource. Après avoir essuyé des menaces de la part du Hamas parce qu’il se rendait à un salon du livre à Jérusalem, après avoir perdu son métier à cause de ses prises de position contre le pouvoir algérien, et avoir vu son livre Poste restante : Alger censuré par le régime, après avoir fait le parallèle entre islamisme et nazisme dans Le Village de l’Allemand, l’écrivain algérien ose se mettre dans les pas de George Orwell, l’auteur de l’indépassable 1984, avec son nouveau roman. 2084.
La référence est transparente. Et tout le dispositif orwellien est là en effet : un système totalitaire où tout le monde est surveillé, un dictateur tout puissant, un appareil politique et policier redoutable, et des devises où l’absurde le dispute à la manipulation : « La mort, c’est la vie » « Le mensonge, c’est la vérité », « La logique, c’est l’absurde ». Seule différence, et de poids : dans 2084, l’islamisme, comme projet despotique, a remplacé le stalinisme athée. Big Brother est appelé « Abi », il est le « délégué de Yölah sur terre », un dieu unique qu’on prie neuf fois par jour dans les « Mockbas », qu’on sert via une langue sacrée appelée le « gkabul » pendant que les mauvais croyants sont châtiés en place publique. L’Abistan serait-il l’autre nom de Daesh ? Dans cet enfer religieux, dont Sansal nous fait visiter méthodiquement, didactiquement, tous les cercles, avec un sens de l’horreur aussi aiguisé que son sens de l’humour, un homme a décidé de ne pas faire comme les autres. Il s’appelle Ati, et cherche la mystérieuse « frontière » qui lui permettrait de fuir… À la fois farce et cauchemar, ce roman est sous-titré La Fin du monde. Mais, comme nous en avertit l’auteur : « C’est une œuvre de pure invention, (…), dormez tranquille, bonnes gens, tout est parfaitement faux et le reste est sous contrôle. »

2084 de Boualem Sansal (Gallimard, 274 p, 19,50€).

Unknown

EXTRAIT

“L’imprévu était au rendez-vous. Alors que leurs baluchons étaient prêts et la route à peu près dégagée, Koa se vit convoquer par le tribunal de l’arrondissement. L’estafette avait les yeux brillants et le nez humide car l’affaire était d’importance : Koa était mandé au tribunal par son excellence sérénissime le greffier-chef en personne. Sur place, un vieux rat impérial dans sa barbe blanche et son burni bien lustré lui apprit que l’AMCQ, l’assemblée des meilleurs croyants du Quartier, à l’unanimité et au nom de Yölah et d’Abi, l’avait choisi pour tenir le rôle du Pourfendeur dans le procès d’une gueuse accusée de blasphème du troisième degré et que la proposition avait été tantôt entérinée en haut lieu. Sur ce, il lui fit signer son enrôlement et lui remit copie du dossier. C’était un événement considérable, le dernier procès en sorcellerie remontait à longtemps, personne n’espérait plus un jour en instruire un, or la religion s’appauvrit et perd de sa virulence si rien ne vient la malmener. Elle se revitalise autant dans le stade et sur le champ de bataille que dans l’étude sereine en mockba. Dans une querelle entre voisines, l’effrontée, une jeune femme de quinze ans, avait osé dire en claquant la porte que Yölah le juste avait grandement failli en lui donnant des voisines aussi méchantes. Il y eut comme un coup de tonnerre dans le ciel. Les mégères avaient d’une seule voix témoigné contre elle et les civiques, accourus à grands pas, avaient abondé dans le même sens. L’affaire ne laissait place à aucun doute, cinq minutes suffiraient pour aller au verdict, on ne prolongerait la question que pour le plaisir de voir la bête tourner de l’œil et pisser sous elle. Au passage, ils avaient embarqué le mari et leurs cinq enfants, ils seraient entendus plus tard par le comité de la santé morale, ils devraient eux aussi témoigner et faire leur autocritique avant saisine, le cas échéant, du conseil de redressement. Pour un tel procès était requis un imprécateur avec une belle auréole, le meilleur, et Koa était tout désigné. Son nom, celui de son grand-père d’abord, était un phare au-dessus de sa tête, il le signalait de loin. Pour un tribunal de quartier périphérique, officier sous un tel emblème était un honneur insigne. Le public serait nombreux, l’affaire ferait date, la loi triompherait comme jamais et la foi serait démultipliée, on la verrait depuis la Kiïba. La blasphématrice apportait la fortune, il y aurait des promotions fulgurantes dans les rangs de la justice.

« Que faire ? », telle était la question. Les deux amis en parlèrent des heures, Koa refusait de s’associer à ce qui était un sacrifice humain annoncé. Ati l’approuvait à fond. Il était d’avis que Koa parte se réfugier dans le ghetto ou dans une de ces banlieues dévastées où il affectionnait de traîner jadis. À vrai dire celui-ci hésitait, il croyait qu’il était encore possible d’échapper à la convocation du tribunal, quelque part un décret de la Juste Fraternité stipulait que le Pourfendeur devait être un homme d’âge canonique, ayant œuvré au moins un quinquennat dans une assemblée reconnue de croyants émérites, ou participé à une guerre sainte, ou possédant des états de services enviables en qualité de mockbi, répétiteur, psalmodieur ou incantateur, conditions que Koa ne remplissait pas : il avait une petite trentaine sans gloire, n’avait jamais intégré aucun corps de sectateurs, enseigné la religion ni porté arme contre quiconque, ami ou ennemi. Sauf que se prévaloir de cet argument c’était dire son refus d’aider la justice, c’était approuver le sacrilège, on finissait au stade avec la condamnée. « Que faire ? » était effectivement la bonne question. Ati proposa de profiter de leur rencontre prochaine avec Nas pour le prier d’intervenir en sa faveur. étant le découvreur du plus célèbre lieu saint de l’Abistan, il avait sûrement l’oreille reconnaissante de son ministre, sur son ordre Koa pourrait être embauché au ministère, à ce niveau stratosphérique on est dispensé de corvée, on ignore le monde d’en bas. Koa était sceptique. Nas avait peut- être l’oreille du ministre mais il n’est pas dit qu’un ministre écoute, il se peut même qu’il entende tout le contraire.

Koa s’ébroua et lança : « Ils me veulent ? bien, je vais leur en donner, je vais pourfendre là où ça fait mal. »

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