Elisabeth Lévy est journaliste et directrice de la rédaction du magazine «Causeur». Dans son numéro de juin, le magazine s’interroge sur le sens de l’expression «politiquement correct» et donne la parole entre autres à Natacha Polony, Alain Finkielkraut, Michel Maffesoli, Rachida Dati et Patrick Cohen.
L’expression «politiquement correct» semble être devenue un nom d’oiseau qu’on se renvoie sur les plateaux télé. Quel était son sens au départ?
Disons qu’au départ, il y a l’idée que pour changer le réel il faut changer le langage: ainsi, pour combattre le racisme, on interdit l’emploi de termes racistes. Soyons clairs, que l’on veuille policer le langage en interdisant les termes insultants ou blessants n’est en rien choquant ; ce qui est plus fâcheux, c’est que, comme avec la novlangue de 1984, on ait utilisé le politiquement correct pour imposer un récit mensonger de la réalité.
Sans doute, mais au-delà de cette torsion sémantique, le terme n’a-t-il pas fini par être galvaudé?
Si, au point de devenir un vague synonyme de «bien-pensance» ou de «pensée unique». Or, à l’époque des «mutins de Panurge», le bien-pensant, c’est toujours l’autre! Il faut tout de même être aveuglé par la paille dans l’œil du voisin pour oser affirmer qu’il est inconvenant, ou politiquement incorrect, ou dérangeant, ou impertinent, de s’extasier devant Conchita Wurst ou de défendre le mariage homosexuel. En réalité, ces points de vue prétendument avant-gardistes sont au cœur de la pensée automatique qui définit le conformisme de l’époque – «comment peut-on être contre le «mariage pour tous», «comment peut-on être contre l’immigration massive», «comment peut-on avoir peur de l’islam». Autant de questions qui se ramènent à une seule: «comment peut-on être de droite?»
Pourquoi la droite a-t-elle intériorisé son infériorité morale et s’est-elle laissée tétaniser par le «gauchisme culturel» dénoncé par Jean-Pierre Le Goff?
La réponse est dans la question: c’est précisément parce que la gauche a réussi à déplacer toute la discussion sur le terrain moral et, sur ce terrain, à apparaître comme la représentante ontologique du Bien. Or, la droite avait autant de défaillances que la gauche à se faire pardonner. Je sais bien que c’est une majorité de gauche qui a voté les pleins pouvoirs à Pétain, mais c’est tout de même à droite que la Révolution nationale prend sa source idéologique. De même, pour les Ligues et pour l’antisémitisme maurrassien. Alors bien sûr, il y a le sidérant tour de passe-passe grâce auquel une partie de la gauche communiste et intellectuelle s’est octroyé l’absolution malgré son soutien ou son aveuglement aux crimes du communisme.
Cela explique la prétention de la gauche à la supériorité morale, pas que la droite s’y soit laissé prendre….
À ces explications idéologiques, s’en ajoute une autre, plus circonstancielle, qui tient à la domination du champ culturel et médiatique par la gauche. Or, on pourrait résumer les deux ou trois dernières décennies par une lente prise du pouvoir par les médias, notamment sur les politiques. Ainsi s’est installée l’idée, ou disons le sentiment diffus, que pour faire carrière, il fallait d’abord plaire aux médias. Beaucoup de gens, y compris à droite, n’ont pas encore intégré le fait que Le Figaro, c’est beaucoup plus de divisions que Libération. Enfin, il faut tenir compte des «effets de milieu». Si vous voulez être invité sur Canal + autrement que pour servir de punching-ball, il y a des choses qui ne se disent pas. Et même qui ne se pensent pas. J’appellerais cela le syndrome Roselyne Bachelot….
Finkielkraut et vous-même êtes pris à parti dans le livre d’Aymeric Caron intituléIncorrect, où ce dernier écrit ««Nous sommes l’incarnation nouvelle du politiquement incorrect, car de nos jours notre discours choque et dérange». N’a-t-il pas raison? N’existerait-il pas une bien-pensance de droite?
Permettez-moi de vous renvoyer à l’article hilarant qu’Alain Finkielkraut, dans le dernier numéro de Causeur, consacre à ce triste sire d’Aymeric Caron – quoiqu’il soit involontairement hautement comique… «Tout le monde, écrit Finkielkraut, se veut subversif, transgressif, irrévérent. On ne respecte pas les règles, les normes et les protocoles, on les dérange. (….) Sous l’égide des médias de masse, le monde se remplit ainsi de saints Georges pourfendant le dragon des idées mortes. Je ne voudrais pour rien au monde priver de leur frisson ces chevaliers intrépides. Mais ceux qui, à l’instar d’Aymeric Caron, accolent le label «politiquement correct» à une opinion dès lors qu’elle leur semble majoritaire se méprennent gravement sur le sens de cette expression.» Tout est là ; ce malheureux Caron (deux lettres en trop comme dit Naulleau), confond hégémonique et majoritaire. Or, ce qui caractérise notre situation, c’est précisément que l’opinion dominante, telle qu’elle s’exprime dans les médias et les universités, est de plus en plus minoritaire. Et plus cette minorité dominante est minoritaire, plus elle est hargneuse et prétend rééduquer le peuple qui pense de travers.
Le danger de parler sans cesse de «politiquement correct», de «bien pensance», n’est-ce pas de tomber dans un «conformisme de l’anticonformisme», un contre-pied systématique qui deviendrait lui-même un réflexe idéologique?
Permettez-moi, chère Eugénie, d’être malicieuse et de vous rappeler que je vous ai souvent mise en garde contre ce risque, vous et tous les jeunes journalistes que Causeur a la chance de compter parmi ses auteurs…C’est d’ailleurs l’une des raisons qui nous a conduits à traiter ce thème dans le dernier numéro. Ceci étant, je n’ai jamais trouvé malin de se battre pour le macaron «Incorrect». Si ce nigaud de Caron veut la médaille de l’incorrection, je la lui offre bien volontiers….
La chape de plomb de la bien-pensance semble avoir sauté, et on est loin de l’âge d’or où Plenel dictait la pensée unique dans les colonnes du «quotidien de référence». La rhétorique antiraciste, antifasciste et sectaire semble usée. N’avez-vous pas le sentiment d’avoir gagné la partie? N’est-il pas temps de passer à autre chose?
Il est certain que si Plenel et Zemmour se présentaient à une élection, notre ami Zemmour gagnerait haut la main. Mais je ne vais pas apprendre à une gramscienne aussi avisée que vous que le pouvoir culturel ne se joue pas au nombre de voix. Par ailleurs, l’intimidation du politiquement correct est sans doute moins forte aujourd’hui, mais elle n’a pas encore disparu: il y a toujours des sujets qu’on n’aborde qu’avec de très grandes précautions de peur d’être traité de raciste, d’homophobe ou autre. Cela dit, il n’est pas mauvais de prendre des précautions: ce n’est pas parce que l’antiracisme contemporain est souvent débile que nous allons devenir racistes!
«Droite décomplexée», «dédiabolisation»: la dénonciation du politiquement correct a tellement réussi qu’elle a fini par se traduire politiquement. Que répondez-vous à ceux qui, à l’instar d’Alain Badiou, vous accusent d’avoir contribué avec Zemmour, Finkielkraut et tous les «néoréacs», à la montée du FN en «libérant la parole raciste»? N’avez-vous pas le sentiment parfois d’avoir, en luttant justement pour le pluralisme, ouvert la boite de Pandore?
Je réponds que, comme me l’a fait remarquer un lecteur assidu de Causeur, Finkielkraut, Zemmour ont plutôt eu un effet apaisant car, à travers eux, beaucoup de gens ont été soulagés que l’on arrête de leur dire qu’ils ne voyaient pas ce qu’ils voient et ne vivaient pas ce qu’ils vivent. En revanche, les anathèmes, les leçons de morale, les insultes proférées par le camp du bien ont peut-être fini par créer ce qu’ils dénonçaient, un camp véritablement réactionnaire qui fantasme un monde livré aux syndicats gauchistes et aux adeptes de la théorie du genre, est persuadé qu’on enseigne la masturbation à l’école et rêve d’un improbable retour à un passé qui n’a jamais existé. Bref, Najat Vallaud-Belkacem a fini par susciter Farida Belghoul. Eh bien, je ne veux ni Najat, ni Farida – rien de personnel, bien sûr. Voilà pourquoi nous sommes condamnés à nous battre sur deux fronts.