C’est le grand mystère de la mort qu’évoque Jacques Gauthier de façon à la fois réaliste et poétique en racontant celle de son beau-père Gilles. Près de dix ans ont passé depuis que c’est arrivé. Il aura sans doute fallu cette incubation pour que jaillisse ce récit d’une mort pleinement vécue comme un passage, la mort d’un chrétien dans une famille chrétienne, ce qui n’abolit pas l’angoisse et la souffrance mais la transfigure. « Dieu n’est pas venu supprimer la souffrance, il n’est pas venu pour l’expliquer, mais il est venu la remplir de sa présence », a écrit Paul Claudel.
2006, « annus horribilis » de la famille Gauthier
Cette année 2006 fut en effet « annus horribilis » pour la famille Gauthier. L’annonce de la maladie de Gilles – un cancer avancé des poumons – fut suivie en août par l’hospitalisation en urgence à la suite d’une grave hémorragie de sa fille Anne-Marie, l’épouse de Jacques, puis en octobre, de leur fille Catherine qui s’était fracturé le crâne. Enfin, comme s’il vivait un « remake » du livre de Job, Jacques apprit huit jours après les obsèques de son beau-père, en novembre, son licenciement inopiné, son poste ayant été supprimé pour motif économique… « J’accueillis cette nouvelle dans la foi, m’ouvrant à ce que le Seigneur voulait bien me dire par ce signe. » Ce qui ne l’empêche pas d’écrire, trois lignes plus loin : « Après l’opération d’Anne-Marie, la commotion cérébrale de ma fille, le décès de mon beau-père, ce nouveau deuil fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase (…) Il me fallait de nouveau consentir à une perte qui ébranla ma sécurité… ». Après une sévère dépression, il se jeta dans l’écriture et remonta à la surface.
Bien mieux que la dignité, le désir d’aimer
Autant d’épreuves, autant de « petites morts » qui font cortège à la mort de Gilles dans cette cantilène. Certes, pour Jacques, l’écriture fut une thérapie. Mais aussi captivant soit-il, le métier d’écrire ne donne pas d’accueillir la mort, sinon en philosophe stoïcien pour qui bien mener sa vie consiste à s’exercer à mourir « dans la dignité », dirait-on aujourd’hui. Sans nier la grandeur de cette antique sagesse païenne, la foi chrétienne la transcende totalement car elle ouvre le Ciel. Lorsque cette foi nous est donnée, écrit magnifiquement Jacques Gauthier, « que nous soyons sur notre lit de mort ou non, un monde immense habite en chacun de nous. C’est un monde de paroles et de silences, comme une maison non bâtie de mains d’hommes, où chaque pièce s’ouvre sur le désir d’aimer ».
Saisir la main du Christ ressuscité
C’est la voie que Gilles, le mari, père, beau-père et grand-père aimé, a montré à toute sa famille en vivant en « citoyen des cieux », selon l’expression de saint Paul, guidé par la « petite fille Espérance » chantée par Péguy. Sa maladie et son agonie furent comme un sceau d’authenticité sur toutes ses années. Gilles traversa la grande épreuve comme une Pâque, un passage, non parce qu’il était un surhomme insensible à la peur et à la douleur, mais un fils aimant de Dieu. Pour un chrétien, l’épreuve de la mort ne consiste pas à la défier en la regardant en face mais à la franchir comme un abîme en saisissant en totale et amoureuse confiance la main du Christ ressuscité. « Yallah ! », disait au soir de sa longue vie Sœur Emmanuelle. Un mot arabe qui signifie : « En avant ! ».
Récit d’un passage, Jacques Gauthier, Parole et Silence, 190 pages, 12,50 euros.