Journaliste et écrivain, rédacteur en chef du bi-mensuel catholique L’Homme nouveau, Philippe Maxence est également l’un des meilleurs connaisseurs français de l’œuvre de Gilbert Keith Chesterton, penseur catholique original et profondément iconoclaste. Il a déjà publié aux éditions Via Romana L’Univers de G.K. Chesterton en 2008 et Chesterton face à l’Islam en 2014.
— Chesterton est, depuis plusieurs décennies, tombé en purgatoire – dont vous vous efforcez de le faire sortir – alors qu’il était, dans la première moitié du XXe siècle, un auteur largement connu et apprécié en France. Comment l’expliquer ?
— Jusqu’aux années 1950, Chesterton est encore un auteur lu, traduit et apprécié. Mais il est déjà en perte de vitesse. Mort en 1936, il n’a connu ni la Seconde Guerre mondiale, ni la Guerre froide et moins encore, comme catholique, le concile Vatican II. Il ne semble plus alors en phase avec les problèmes du temps. La bombe atomique lui est inconnue, tout comme la Chine communiste ou le rock n’roll. Son style et certaines de ses idées, qui rencontrent aujourd’hui une nouvelle faveur, semblent alors passéistes. Pour beaucoup, ces raisons expliquent le désamour rencontré par Chesterton.
— En m’efforçant de trouver un équivalent français à Chesterton, Léon Bloy me vient à l’esprit, qu’en pensez-vous ? Feriez-vous d’autres rapprochements ?
— Chesterton n’est pas imprécateur comme Bloy. Malgré les malheurs qui ont touché sa vie personnelle, c’est un homme heureux et qui s’émerveille chaque matin devant la Création. Il a plus de sympathie ou d’intérêt pour le coq sur le fumier que pour le fumier lui-même. Parce qu’il est catholique, journaliste, joyeusement polémiste, il est possible de le mettre en rapport avec plusieurs auteurs français comme Péguy, Claudel ou Bernanos. On pourrait en évoquer beaucoup d’autres. Il y a par exemple chez Jacques Perret une proximité d’écriture qui mériterait d’être étudiée.
— Par son obsession de ce qui est beau, gratuit, durable, Chesterton est à classer sans aucun doute parmi les antimodernes. Pourtant, rien n’évoque chez lui le « contre-révolutionnaire », cela tient-il à son humour ? A sa pensée très incarnée, charnelle même ?
— Cela tient essentiellement à son itinéraire et au fait qu’il est anglais. Chesterton est un contre-révolutionnaire qui s’ignore et qui se croit révolutionnaire, alors même que sa guérilla contre le monde moderne rencontre en beaucoup d’endroits la pensée contre-révolutionnaire. Chesterton, qui s’est beaucoup exprimé par paradoxe, jonglant avec les mots et les concepts, était lui-même un « paradoxe ambulant ». Par son poids, au physique (130 kg quand même) comme au moral, il casse les catégories toutes faites et faciles chères à nos cerveaux de Français.
— Le contact de chaque homme avec la beauté de la nature semblait essentiel à Chesterton, il se faisait ainsi le disciple de Thoreau et le prédécesseur de Thibon. Y a-t-il une pensée écologique chez Chesterton ?
— Au sens strict, la nature n’intéresse pas Chesterton. Ce qu’il aime, c’est la Création, ce magnifique cadeau du Créateur dont l’homme a la charge et la responsabilité. Ce que nous appelons aujourd’hui la crise écologique tient essentiellement à ses yeux au fait que l’homme a perdu le lien avec Dieu et qu’il ne respecte plus, de ce fait, la Création.
— Chesterton fut, avec Belloc, l’un des théoriciens de ce que l’on a appelé « distributisme ». Pouvez-vous expliquer ce mot et développer ce qu’il recouvre ?
— En français, le mot « distributisme » sonne mal et ne dit pas tout de ce qu’il contient. Refusant à la fois les conséquences dramatiques du libéralisme économique et les fausses solutions apportées par le socialisme étatique, le « distributisme » postule la renaissance d’une société agraire et artisanale, reposant sur une large distribution de la propriété privée. Le distributisme repose sur une conception organique, largement anti-étatique, de la société, s’appuyant sur la famille et la mise en application du principe de subsidiarité.
— Quelle est la place des anciennes guildes dans l’esprit de Chesterton ? Comment transposer celles-ci dans nos sociétés contemporaines ?
— Je ne suis moi-même pas un spécialiste de cette question ni surtout de celle qui consisterait à la transposer à la réalité actuelle. En revanche, je peux vous inviter à lire et à découvrir le livre que j’ai contribué à faire éditer et qui est plus largement une actualisation de la pensée distributiste : Small is – toujours – beautiful, une économie au service de la famille de Joseph Pearce, auteur de biographies de Chesterton, Belloc et Soljénitsyne ou Chrétienté, réveille-toi du père Aidan Nichos, qui aborde directement cette question.
— Retourner à Belloc ou Chesterton permettrait aux catholiques français de saisir à quel point la défense de la famille et la justice sociale sont intimement liées. Chesterton rappelle que le capitalisme ne veut pas de familles, car il ne veut pas de communautés face à lui.
— En fait, le capitalisme est essentiellement anti-familial aux yeux de Chesterton, parce qu’il ne voit que l’individu, soit comme ouvrier ou comme employé, soit comme consommateur. Les catholiques devraient effectivement s’inspirer d’une telle pensée, qui ne réduit pas la défense de la famille à celle de l’aspect moral – opposition à la contraception, à l’avortement ou aux unions homosexuelles, par exemple – mais au fait, fondamental, que la société est impossible sans la famille, qui est perçue elle-même comment étant l’institution de la liberté.
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