Lu ailleurs /Les visions d’Huxley

Présent

Marie Piloquet

 

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Le romancier et essayiste anglais, Aldous Huxley, est mort le même jour que le président Kennedy, le 22 novembre 1963. Pour le 50e anniversaire de sa disparition, la Française Françoise B. Todorovitch lui a consacré une importante biographie, parue aux éditions Salvator. Un pavé, au ton parfois psychanalytique – c’est la formation de l’écrivain –, qui brosse correctement le parcours étonnant de l’auteur du Meilleur des mondes et découvre surtout les ressorts insoupçonnés de tout le pan mystique peu connu de son œuvre.

Huxley est confortablement né dans l’aristocratie intellectuelle anglaise. Son grand-père, Thomas Henry Huxley, était ami et fidèle disciple de Darwin. Les études scientifiques l’attiraient, mais, atteint d’une inflammation sévère de la cornée qui lui laissa une très mauvaise vue jusqu’à la fin de sa vie, Aldous y renonça pour entamer une carrière littéraire. Sceptique allègre dans ses premiers romans, il fait porter à la suite de son œuvre une interrogation anxieuse sur l’avenir de l’humanité. Qui s’ouvre avec le roman qui le fit passer à la postérité, Le Meilleur des mondes, écrit en 1931, en l’espace de quatre mois.

Succès d’une dystopie

Il s’agissait selon ses propres termes d’un roman satirique sur les temps futurs, qui imaginait l’horreur de la réalisation d’une certaine utopie, où il décrivait « les effets sur la pensée et la sensibilité, d’inventions tout à fait possibles en biologie, telles que la production d’enfants en éprouvettes (avec pour conséquence l’abolition de la famille et de tous les complexes freudiens dont les relations familiales sont responsables), ou encore telles que la prolongation de la jeunesse, et la mise au point de quelques produits inoffensifs mais efficaces pour remplacer l’alcool, la cocaïne, l’opium, etc. – ainsi que les effets de réformes sociologiques avant et après leur naissance, selon les théories de Pavlov, l’instauration de la paix universelle, de la sécurité, et de la stabilité. » (Letters.)

Une dystopie, donc, lancée à 600 ans de lui, où la population, divisée en classes prédéterminées – Alphas, Bétas, Gammas, Deltas ou Epsilons – aurait enchaîné sa liberté à la promesse du Bonheur, promu souverain Bien. D’où la réussite de ce nouveau totalitarisme qui tait son nom : ses esclaves aiment leur servitude volontaire parce qu’ils en tirent une satisfaction conditionnée à leur échelon. C’est la dictature du plaisir, où le bonheur est garanti par des moyens chimiques et où l’activité principale est le sexe libre – et non fécond. Avec les manipulations génétiques et les techniques de manipulation de masse actuelles, le parallèle est de plus en plus frappant et révèle une anticipation remarquable. Ecrit par un homme de gauche, Le Meilleur des mondes paraît aujourd’hui presque réactionnaire.

Un mystique agnostique

Cette interrogation anxieuse se mua chez Huxley en une véritable recherche sur le salut spirituel de l’humanité. Lui-même était tout à fait agnostique et le demeura. Mais le mysticisme lui offrit une porte de sortie, qu’il jugeait nécessaire pour prendre conscience de l’éternité sous-jacente à ce monde, et approcher, dans la méditation, cette réalité ultime impersonnelle qu’il prétendait déceler. Mélangeant allègrement spiritualité hindoue, bouddhisme et tradition chrétienne, il mit au point une sorte de Philosophie éternelle, dont il fera un livre.

C’est la fascination qui le guide. Tout comme elle le guide vers la mescaline, qu’il découvre grâce aux travaux d’un jeune psychiatre. Dérivée de la racine du peyotl et utilisée par les Mexicains depuis des temps immémoriaux, cette drogue psychédélique est obtenue chimiquement et expérimentée en Europe dès le début du XXe. Elle l’intéresse précisément car elle aurait le pouvoir d’inhiber l’activité cérébrale habituelle du moi et de permettre ainsi à « l’autre monde » de remonter quelque peu à la conscience : une sorte de vision augmentée de la réalité qui serait le Paradis. Huxley l’expérimente à plusieurs reprises, à la recherche de cette transcendance rêvée. Les Portes de la perception et Le Ciel et l’Enfer parus en 1954 et 1956, en sont les témoignages.

Cette nouvelle muse ne le quittera pas. Le « soma » servait d’euphorisant permanent aux habitants du Meilleur des mondes. Dans Ile, l’utopie qu’il proposa en contre-pied à sa fameuse dystopie, un an avant sa mort, c’est la « moshka », drogue hallucinogène qui pare encore à toute éventuelle dépression et enrichit les expériences spirituelles de chacun… Stupéfiants et amour libre font donc encore partie de cette nouvelle société tolérante, soi-disant « spirituellement libérée » et heureuse. La solution ne convainc pas… La mystique a laissé Huxley sur un seuil que seule la mort lui fera franchir. Avec un coup de pouce de 100 microgrammes de LSD en intramusculaire.

• Le cours invisible d’une oeuvre, Aldols Huxley 1894-1963, par Françoise B. Todorovitch, éditions Salvator. 520 pages, 29,50 euros.

 

 

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