Voici le portrait d’Un homme intègre vu par le cinéma iranien contemporain. Le film éponyme de Mohammad Rasoulof le décrit foncièrement honnête, travailleur, se refusant absolument à user de toute forme de corruption, et ce dans l’acception la plus large du terme. L’entreprise du héros, Reza (Reza Akhlaghirad) pisciculteur dans la région basse septentrionale de l’Iran, près la Mer Caspienne, connaît des déboires. C’est dans ces difficultés qu’il révélera ses vertus humaines, que le réalisateur a voulu mettre à l’honneur.
C’est au nom de son honneur d’honnête homme que Reza refuse de graisser la patte aux employés de sa banque afin d’obtenir des rééchelonnements gracieux de son crédit. Il refuse avec la même netteté de participer au vol de la banque par ses propres employés. Hélas, cette attitude a toutes les chances de le conduire à la faillite… D’autant qu’il va rejeter toute transaction douteuse avec le syndicat des eaux, dont le poids est ô combien essentiel pour son activité – son alimentation en eau coupée, ses poissons ne peuvent que périr. Encore une menace de faillite. Trop sûr de son bon droit peut-être, il refusera même de recourir au bon soin de médiateurs pour régler une querelle de voisinage, alors qu’il est sage en Iran de recourir à leurs bons soins, jamais gratuits, avant comme après l’intervention de la justice ou la police. Lorsque les ennuis s’accumulent, en un engrenage terrible parfaitement prévisible, cet homme intègre semble éprouver quelque plaisir morbide à se faire broyer par l’injustice humaine…
Ce portrait rappelle beaucoup celui du Misanthrope de Molière, avec, en des contextes différents, des mécanismes psychologiques fort semblables.
Son épouse Hadis (Soudabeh Beizaee), directrice d’un collège pour jeunes filles, se soumet, elle, parfaitement au système et aux règles en place, même si elle les estime souvent injustes in petto. Au point de participer à sa manière, sur ordre supérieur explicite, à la persécution d’une famille de Bahaïes, membres d’une secte religieuse iranienne, considérée comme apostate de l’Islam, et devant donc officiellement disparaître.
Si les cinéastes en Iran sont souvent plus libres qu’on ne pourrait le penser, avec ici par exemple un portrait au vitriol d’une société corrompue, il est clair que la limite du dicible est atteinte avec ce sujet religieux, exprimé en périphrases. Cette femme, pour le moins peu courageuse, n’en déplore que d’autant plus le caractère « suicidaire » de son mari, qui réussira à ruiner sa famille par ses extravagances. Les choses sont ce qu’elles sont en Iran, et il n’a pas le pouvoir de les changer à lui tout seul !
Signalons que la dernière partie du film, et c’est une excellente chose pour son intérêt dramatique, surprendra. Le révolté ne se laissera pas conduire passivement à la ruine. Où l’on apprend que personne n’est parfaitement pur, pas même les rares amis a priori honnêtes et désintéressés de cet homme intègre, un très bon film qui en dit long sur l’humanité.
Arrêté une première fois en décembre 2010 avec son confrère Jafar Panahi et condamné à une peine (inappliquée) de six ans de prison pour « actes et propagande hostiles à la République islamique d’Iran », le cinéaste iranien Mohammad Rasoulof fait à nouveau parler de lui dans l’actualité.
Débarqué à l’aéroport de Téhéran le 16 septembre dernier, les autorités iraniennes lui ont aussitôt confisqué son passeport avant d’entamer contre lui des poursuites judiciaires, l’accusant notamment de « propagande contre le régime » et d’atteinte à « la sécurité nationale ».
L’objet en cause ? Son dernier film primé à Cannes en 2017, Un homme intègre, dans lequel le réalisateur raconte les déboires d’un éleveur de poissons face à une compagnie privée aux méthodes mafieuses, décidée à le contraindre de lui céder son terrain. Dès lors, chaque tentative pour sortir un peu la tête de l’eau et trouver une issue de secours se retournera contre lui. Toutes les portes lui seront fermées à moins, bien sûr, d’accepter de-ci de-là quelques « petits arrangements » auxquels l’honnête homme se refuse catégoriquement…
À travers son film, c’est un pays gangrené à tous les étages par la corruption et les méthodes d’intimidation que dépeint Mohammad Rasoulof. Un pays qui, pour se maintenir, tente de contrôler de manière draconienne l’image qu’il renvoie de lui-même, de son peuple et de ses institutions. À partir de là, rien d’étonnant à ce que celui qui affirme ouvertement dans la presse internationale que « le régime iranien est une insulte à la condition humaine » se voie personnellement inquiété… Rasoulof savait pertinemment ce qu’il encourait en présentant, avant le tournage, un scénario édulcoré aux autorités de son pays pour pouvoir faire son film.
La censure iranienne souhaitait, à l’origine, effectuer des coupes dans le scénario et ramener celui-ci à un cadre uniquement local, mettant aux prises de simples particuliers dans une situation particulière, qui ne remettrait nullement en cause l’intégrité de l’État. Des concessions que Rasoulof a refusées.
En définitive, à l’exception de l’Iran, où sa sortie est interdite – comme le furent celles de ses précédents films –, Un homme intègre trouve un certain écho à travers le monde, récompensé par les festivals cosmopolites les plus en vogue (et les plus discutables également). L’avenir du film est donc assuré, celui du réalisateur un peu moins… Il risque jusqu’à six ans de prison ferme et attend, en ce moment même, sa prochaine convocation par les autorités.
Une pétition de soutien, recueillant à ce jour près de 20.000 signatures, a d’ores et déjà été mise en place par le distributeur du film. Parmi les signataires, on retrouve notamment le cinéaste Ruben Östlund, Christophe Honoré, Gérard Depardieu, la productrice Sylvie Pialat, et Pierre Lescure, actuel président du Festival de Cannes. Pendant que cette affaire permet à nos élites hors-sol de se payer à peu de frais une posture rebelle, engagée et humaniste – elles dont le combat pour le bien commun se limite habituellement au « pourtousisme » festif, à l’écriture inclusive et à la légalisation du cannabis –, le véritable opposant politique, lui, est en train de jouer sa vie… En attendant, vous pouvez toujours le soutenir en signant la pétition sur change.orgou simplement en allant voir son film dans les rares salles qui le proposent encore.
En soi, Un homme intègre souffre de longueurs, est légèrement poussif et démonstratif, mais la prise de risque de Mohammad Rasoulof vaut bien le détour.