Paul Claudel écrivait à André Gide : « Les derniers grands écrivains, – il n’est pas question de mon goût –, ont été Flaubert, Gourmont, Zola. » L’écrivain, poète, essayiste et dramaturge normand, né en 1858 et mort en 1915, est pourtant bien oublié aujourd’hui.
— Pendant une cinquantaine d’années, Remy de Gourmont fut l’un des esprits parmi les plus éminents de la vie intellectuelle française avec la revue du Mercure de France. Pourquoi, à votre avis, est-il oublié aujourd’hui ?
— J’avoue que, pour moi, cela reste l’un des plus grands mystères de l’histoire littéraire, pour ne pas dire un crime intellectuel. Certes, c’est un polygraphe, aussi difficile à situer littérairement qu’idéologiquement ; ce n’est pas un esprit constructif ; il est mort relativement jeune et en pleine guerre ; en France, aucun grand universitaire ne s’est intéressé à lui, comme ce fut le cas pour Barbey d’Aurevilly, qui finit par devenir auteur de programme d’agrégation ; sa maison, Le Mercure de France, bien avant d’être avalée par l’ennemi NRF, montra une singulière paresse éditoriale, qui perdure aujourd’hui, etc. Considérée seule, aucune des raisons qu’on peut avancer ne me semble convaincante. A moins que la cause profonde ne soit précisément cette concentration jamais vue sur un même écrivain de motifs d’oubli. Comment conclure, sinon par une pirouette ? Celui qui pratiquait la « dissociation des idées » est la plus belle illustration de ce qu’il écrivit un jour, à savoir qu’il n’y a aucun rapport entre le mérite d’un écrivain et sa réputation parmi les hommes.
— Gourmont n’était « ni religieux, ni athée, ni patriote, ni antipatriote », le terme d’« anarchiste de droite » ne l’identifie pas, alors comment pourrait-on définir sa pensée, ses idées ?
— Attention ! Gourmont était athée, mais pas question pour lui de manger du curé, car « railler la superstition religieuse ou la maudire, c’est avouer que l’on fait partie d’une secte ». Et Gourmont de se moquer de ceux qui, en l’honneur de la Libre Pensée, se croient obligés, le Vendredi saint, d’avaler du cervelas à l’ail et du gras-double.
S’il n’était ni patriote ni antipatriote, il était français… ce qui ne surprendra que ceux qui ne l’auront guère lu ou trop rapidement. Etre français, anglais ou italien, c’est participer à un état inébranlable, comme on fait partie d’une variété zoologique : le pigeon colombin n’est pas le biset. Et le patriotisme n’est que le désir du colombin de persévérer dans sa colombinerie ou la volonté du biset de demeurer dans sa bisetterie. D’où le plaidoyer de Gourmont en faveur de l’esthétique de la langue française : « L’originalité d’un peuple et sa force se mesurent à la pureté de sa langue » ; d’où son attitude, en 1914, de colombin français persévérant dans sa colombinerie contre le biset allemand.
Ni anarchiste de droite ni anarchiste de gauche, mais « anarchiste absolu », qui « nie et détruit l’autorité en ce qui le concerne personnellement », qui « se rend libre autant qu’un homme peut l’être dans nos sociétés compliquées », et qui surtout ne cherche pas à imposer à autrui « sa propre haine de toute obéissance », par la parole ou par l’attentat. Gourmont est d’abord un esthète qui joue avec les idées quand il ne s’en joue pas.
— Les rapports de Gourmont avec la religion sont complexes, pourriez-vous nous en dire quelques mots ?
— Fondamentalement, pour Gourmont la religion, qui par essence ressortit à la superstition, « n’est jamais qu’une philosophie pratiquée par des imbéciles ». Cela établi, autant il déteste les protestants et leur délétère christianisme qui se veut raisonnable, autant il a un faible pour le catholicisme, pour des raisons que n’apprécieront guère probablement les catholiques. Le catholicisme, avec son culte de l’art, sa sensualité, son arsenal de superstitions – dont aucune n’est à rejeter (il faut tout croire ou ne rien croire) – vaut comme expression du paganisme éternel et la France ne pourra garder son originalité qu’en demeurant catholique, « c’est-àdire païenne et romaine, c’està-dire antiprotestante ». Bien plus, la religion catholique a une utilité sociale. Autrement dit, la religion pour la plupart des hommes, l’athéisme pour quelques âmes fortes. Au reste, les dévots stricto sensu étant devenus relativement inoffensifs, Gourmont s’attaque le plus souvent aux nouveaux dévots laïques, aux vendeurs de paradis collectivistes, dont les origines clairement judéo-chrétiennes se reconnaissent dans l’affirmation de l’égalité absolue des hommes, qui n’est qu’une transposition de la théologique égalité des âmes.
• Qui suis-je ? Gourmont, Editions Pardès, 44 rue Wilson, 77 880 Grez-sur-Loing. 12 euros.
Lu dans Présent