Le général Schmitt me fait rentrer dans son bureau. Sur un cadre, au fond, j’entrevois quelques photos : des mariages, des uniformes – ses deux fils sont officiers : s’il y a, en France, comme on le dit usuellement, des gens qui se servent et des gens qui servent, la famille Schmitt fait partie de la deuxième catégorie – et puis un portrait d’Anne-Lorraine. Anne-Lorraine qui, il y a tout juste dix ans, a été assassinée dans le RER par un violeur récidiviste auquel elle résistait.
« Comment votre famille a-t-elle vécu cet anniversaire ? » La question est un peu idiote. Mais peut-on parler, à un père, autrement que platement et maladroitement du meurtre de sa fille de 23 ans ? Non, sans doute, parce que ces choses-là sont indicibles, au sens étymologique du terme.
« C’est une plaie qui n’est pas fermée. Il n’y pas qu’à cette date que nous pensons à elle, vous savez. Nous y pensons tous les jours. »
Oh oui, je sais. Enfin, j’imagine. J’essaie d’imaginer.
Que s’est-il passé, depuis dix ans ?
Parlons tout d’abord des belles choses. Parce qu’il est heureux de voir qu’à une époque où la seule réponse que l’on sait offrir, en règle générale, à la souffrance est un raccourci légal vers la mort, comme si on institutionnalisait le désespoir, des parents – miracle des bonnes familles françaises – n’ont pas laissé leur douleur rester stérile et, même sur ce drame affreux, ont réussi à faire pousser des fruits.
Il y a tout d’abord ce prix pour les jeunes journalistes traitant des sujets de défense qui a été créé à l’initiative de Frédéric Pons et porte le prénom de la jeune fille : Anne-Lorraine se destinait au journalisme et avait une appétence forte pour la thématique militaire. Ce qu’elle n’a pas eu le temps de faire, d’autres, grâce à elle, le feront à sa place.
Il y a aussi une église qui a fleuri, en Colombie : la vague d’émotion, en France, a suscité de nombreux dons spontanés. « Mais nous n’en avions pas besoin », ajoute le général Schmitt. Son épouse et lui savent qu’un projet de chapelle dans un bidonville est à l’arrêt, faute de moyens. L’argent est envoyé là-bas. L’église est édifiée, vouée à sainte Anne, patronne d’Anne-Lorraine. Seule une photo de la jeune fille, à l’intérieur, témoigne discrètement de cette aide.
« Le sang des martyrs est semence de chrétiens », disait Tertullien. Anne-Lorraine n’est pas une martyre au sens religieux du terme, elle n’a pas été tuée au nom de sa foi, mais elle a été sacrifiée sur l’autel de notre société en crise, et de son système judiciaire insensé. Et c’est là que l’on arrive aux sujets sombres.
Son père secoue la tête. Il n’accepte pas. Quand il n’y a aucun signe précurseur, et qu’un individu n’ayant jamais fait parler de lui se déchaîne, c’est la fatalité. Mais l’assassin d’Anne-Lorraine avait déjà commis un viol ! Et sa première victime, qui avait eu la chance de s’en sortir, était intimement convaincue qu’il recommencerait. Elle n’a jamais été écoutée.
Le général Schmitt est un homme logique, doté du sens du devoir et des responsabilités qui incombait à sa fonction : « Un militaire qui met en danger la vie de ses hommes en répond. Alors pourquoi pas un juge d’application des peines ? Pourquoi pas un psychiatre ? » Il entend régulièrement sur les ondes celui dont l’avis a conduit à relâcher le futur meurtrier de sa fille.
Le principe de précaution, devenu si sacré dans notre pays qu’il tend à régir les domaines les plus secondaires, ne s’appliquerait donc pas au registre judiciaire ? Si l’on doit donner une chance à l’un ou l’autre, ne devrait-on pas choisir la victime plutôt que l’assassin ? Anne-Lorraine Schmitt n’est pas la seule, bien sûr, à avoir été assassinée par un récidiviste : le général cite Agnès Marin, Natacha Mougel, dont les parents ont été des compagnons de combat.
Un autre père de victime, Jean-Pierre Escarfail, a été, lui, un compagnon d’opprobre puisqu’il a été épinglé, comme le général Schmitt, sur le tristement célèbre mur des cons. Christiane Taubira – le général Schmitt dit d’elle que « les victimes ne l’ont jamais intéressée » – aurait pu lancer une procédure disciplinaire, elle ne l’a pas fait. L’ancienne présidente du Syndicat de la magistrature devrait être jugée fin 2018. Soit cinq ans après les faits…
Cette farce sordide a profondément choqué le père d’Anne-Lorraine. « Ce n’est pas pour moi, bien sûr. On peut tous les jours se faire insulter au volant de sa voiture. Mais c’est pour ma fille. Le Syndicat de la magistrature aurait craché sur sa tombe, cela m’aurait fait le même effet. » Il n’a jamais reçu d’excuses.
Puisque la lutte contre les violences faites aux femmes est la priorité de ce quinquennat, peut-être faudrait-il se pencher sérieusement sur ce chantier-là ? Faire remarquer que le laxisme judiciaire instaure la loi du plus fort dont les femmes ne sortent jamais gagnantes ? Qu’en écriture inclusive, le mot violeur n’existe tout bonnement pas ?
Alors que Nicole Belloubet, nouveau garde des Sceaux, projette une grande réforme de la Justice, on ne saurait trop la presser de rencontrer le général Schmitt et d’écouter ce qu’il a à lui dire : notamment qu’en la matière, une peine prononcée devrait être une peine exécutée. Si l’on commençait par là ?
Gabrille Cluzel – Boulevard Voltaire