La Grande Guerre des civils d’Eric Alary

 

Les combattants de la Grande Guerre, les morts au combat, les blessés et les invalides (les fameuses « gueules cassées ») ont été célébrés, honorés, par des monuments et des cérémonies qui ont subsisté jusqu’à aujourd’hui. L’« arrière », c’est-à-dire les non-combattants, a été davantage oublié et a peu fait l’objet d’études historiques. Eric Alary comble cette lacune par un livre très riche qui s’appuie sur de nombreuses sources inédites (Archives nationales de France, Archives de la Préfecture de police de Paris, Archives de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris).

L’arrière est la troisième zone (après la zone envahie et occupée par l’ennemi et la zone du front et des combats). En France, l’arrière est la zone la plus vaste. Elle est très diverse : « Les femmes, les enfants, les adolescents, les jeunes adultes qui ne peuvent être appelés sous les drapeaux, les personnes âgées forment ce monde des civils de l’arrière. Des réfugiés, des blessés, des permissionnaires, des soldats d’autres nations ou de l’empire colonial, des prisonniers de guerre s’y ajoutent. Les villes et villages en sont une autre composante. Subissant la perte de millions d’hommes, ils obligent ceux qui restent à s’organiser pour remplacer les absents. L’arrière, c’est aussi le repos du guerrier, les distractions et, surtout, des jours sans obus. Ainsi n’est-il pas toujours bien connoté chez les Poilus, qui le considèrent parfois comme un espace d’insouciance où le sens du sacrifice n’existe pas. »

Pourtant, la vie à l’arrière n’a pas été aussi belle et agréable que l’imaginaient ceux qui étaient au front. Ils ont pu en avoir une vue déformée par ce qu’ils en voyaient et ce qu’ils vivaient lors des permissions (instituées au milieu de l’année 1915) et par ce qu’on leur en disait dans les lettres.

La guerre fut, pour la plupart des Français de l’arrière, la fin des jours ordinaires. A la mobilisation générale des hommes pour les armées – les réservistes sont rappelés jusqu’à l’âge de 48 ans – a correspondu, dans les campagnes comme dans les villes, une sorte de mobilisation des femmes pour le travail hors du domicile. Rien que dans l’armement, ce seront quelque 430 000 femmes qui seront embauchées.

 

Divorce et cinéma

Les bouleversements touchent tous les aspects de la vie sociale : non seulement le travail, mais aussi l’éducation, l’alimentation, la vie familiale (le nombre des divorces double entre 1913 et 1920), les loisirs.

La conjoncture économique aussi est difficile : « L’inflation chronique a des effets importants sur les conditions de vie de certains. Surtout que la hausse des prix n’est pas compensée par une hausse des salaires – on estime que les revenus français ont baissé de 25 % en moyenne pendant la Grande Guerre. Si bien que les Français sont obligés de se serrer la ceinture et de dépenser autrement, sacrifiant l’achat de biens de consommation et les loisirs. Parler de déclassement et d’appauvrissement des Français n’a donc rien d’incongru. »

On trouvera bien d’autres données dans ce livre. Par exemple sur l’essor considérable du cinéma pendant la guerre (800 000 entrées en décembre 1914 ; 2 000 000 en octobre 1916) et l’arrivée des premiers films américains.

Je ne relèverai encore que cette analyse, faite dans l’épilogue. Si, sur le plan politique, l’Union sacrée effective dès l’été 1914 n’a pas survécu à la guerre, l’ébranlement moral a été encore plus profond et durable : « La France du début des années 1920 est un monde que personne n’aurait pu imaginer en 1914. Le pays doit se reconstruire avec ses veuves et ses orphelins par centaines de milliers, ses anciens combattants, ses mutilés, ses destructions, ses paysages transformés à jamais, ses nombreuses dettes, entre autres maux. Les Français ont perdu nombre de leurs certitudes dans cette guerre qui a massacré une génération de jeunes hommes capables de régénérer le pays, un pays déjà affecté par le vieillissement de sa population dans les années 1900. »

• Eric Alary, La Grande Guerre des civils. 1914-1919, Perrin, 456 pages.

 

Lu dans Présent

 

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