Ces Gracques de l’ombre…

Nom de code : les Gracques. Objectif : convertir la gauche française au libéralisme. Ce petit groupe d’hommes d’affaires, de hauts fonctionnaires et d’intellectuels s’active depuis 2007 dans les coulisses du pouvoir. Ces conseillers de l’ombre chuchotent à l’oreille de Hollande et ne jurent que par Macron.

Paris, mi-mars. Un faux air de printemps sur le VIe arrondissement. La silhouette d’Aquilino Morelle, l’ex-conseiller politique du président Hollande, se profile sur le parvis de l’église Saint-Germain-des-Prés. Il avance, en souriant, mais avec toujours cet éclat fébrile dans ses yeux noirs. « Alors, vous vous intéressez à l’influence des Gracques ? » dit-il en arrivant dans le café où il nous a donné rendez-vous. La terrasse du Bonaparte, au coin de la rue du même nom, a l’avantage d’être essentiellement fréquentée par des touristes étrangers. Il est presque possible d’y boire un café incognito. On peut surtout y parler de choses délicates sans qu’une oreille se dresse à la table d’à côté. Contrairement au Flore, à quelques pas de là, où, dès les premiers beaux jours, le Tout-Paris se presse.

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Les Gracques préfèrent fréquenter les bars et les restaurants de la rive droite, à proximité de l’Élysée et des ministères – Aquilino Morelle est bien placé pour le savoir. Mais on n’est jamais trop prudent. Les Gracques ? Un petit groupe d’hommes puissants – quelques femmes aussi – qui ont voulu imprimer leur marque sur la gauche et qui se flattent d’y être parvenus. Pour la plupart, ils occupent des postes haut placés, souvent dans des banques, des compagnies d’assurances, des fonds d’investissement. Tous ont fait au moins l’ENA ou HEC. Jadis, ils ont traîné leurs guêtres dans les réunions enfumées du PS. Puis ils ont peuplé les cabinets ministériels des années 1980 et 1990, servant les socialistes « modernes », Rocard surtout mais aussi Jospin, Fabius, Bérégovoy ou Strauss-Khan. Quand la droite est revenue au pouvoir, ils ont déserté le service de l’État pour rejoindre le monde de l’entreprise. Ils y ont gagné beaucoup d’argent mais sans jamais abandonner tout à fait la politique. Aujourd’hui, dans les coulisses du pouvoir, beaucoup évoquent les « ramifications » de ce réseau qui iraient « jusqu’au plus haut sommet de l’État ». En général, ils parlent à voix basse. Aquilino Morelle est le seul à avoir désigné publiquement le club, pour dénoncer son rôle supposé dans le « tournant libéral » de François Hollande. C’était en avril 2014 ; le conseiller venait de quitter l’Élysée après la révélation de ses liens présumés avec l’industrie pharmaceutique et de sa passion pour les chaussures bien cirées. Dans la presse, il accusait l’entourage du chef de l’État d’avoir monté toute « l’affaire » pour « l’éliminer politiquement » parce qu’il était « trop à gauche ». « Les Français ont voté pour le discours du Bourget, pas pour le programme des Gracques », avait-il lâché. Au milieu de son flot de récriminations, la pique était passée inaperçue, au moins pour les non-initiés. Qui se souvenait encore des Gracques ?

Un an plus tard, le conseiller déchu est à la terrasse du Bonaparte, veste de velours et crinière de jais. La justice vient de classer sans suite les soupçons de prise illégale d’intérêt qui ont entraîné sa chute. Mais l’amertume creuse toujours le coin de ses lèvres. Sur la table, il pose une biographie du capitaine Dreyfus. « Les Gracques ? Eh bien, je vais vous dire : leurs idées sont aux commandes, tout simplement ! Jean-Pierre Jouyet, le secrétaire général de l’Élysée, en est membre. Emmanuel Macron, je n’en sais rien, peut-être. Mais il n’a pas besoin d’y adhérer ; il est totalement en symbiose avec eux. » L’ex-faiseur de discours du candidat Hollande, qui emballa avec entrain tant de promesses de lendemains qui chantent, parle avec le ton de l’évidence. À l’entendre, les Gracques sont comme la lettre volée d’Edgar Poe. Parfaitement visibles pour qui sait où regarder et pourtant, personne ne les voit.

Source

*Jacques Galvani (directeur délégué d’Altarea Cogedim), Roger Godino (président de la Fondation Roger Godino), Bernard Spitz (président de la Fédération française des sociétés d’assurances) et Marie Burguburu (avocate), Cécile Pavageau (Caisse des dépôts) et Erik Orsenna (écrivain et académicien).

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