Les variations Le Nain (Vidéo)

L’exposition « Le mystère Le Nain » est au Louvre-Lens pour encore trois semaines. Après avoir indiqué les grands traits de ce mystère et évoqué la beauté des plus remarquables tableaux des trois frères peintres du XVIIe siècle,  nous toquons aujourd’hui à la carapace de ce mystère… sans espoir de la percer.

  1. Les remplois fréquents

Sous La Victoire, une Sainte Famille ; sous Le Joueur de flageolet, un portrait ; sous La Nativité, une ébauche de femme allaitant, etc. : un certain nombre de Le Nain sont peints sur des toiles ayant déjà servi. On le sait parce que leurs tableaux n’échappent pas à la règle qui veut que « les fonds repoussent toujours », au bout d’un temps on devine le premier sujet qui perce sous le second. On le sait aussi grâce aux radiographies qui révèlent ce sous-sol et permettent de s’en faire une bonne idée. Réutiliser une toile inachevée ou ratée, tout jeune peintre l’a fait, mais on comprend mal les remplois aussi nombreux dans l’atelier des Le Nain. Le Reniement de saint Pierre(acquis par le Louvre en 2008), recouvre un portrait de femme qui lui-même recouvre un premier sujet qui n’est guère identifiable. Trois tableaux sur une seule toile ! Les surépaisseurs de peinture fragiliseront la couche picturale et les dessous, en repoussant, viendront en perturber la lisibilité. Le souci économique a-t-il primé sur la technique ? Nous constatons un fort taux de remploi chez les Le Nain parce que, en raison du mystère qui entoure leur production, beaucoup de leurs toiles sont radiographiées. Etait-ce l’usage au XVIIe siècle ou cette volonté de ne pas gâcher leur était-elle particulière ?

  1. Un modèle bien amorti

La Cène, attribuée à Mathieu, montre un Christ fade assez proche de celui des Pèlerins d’Emmaüs, un saint Jean jeune et onze apôtres marqués par l’âge. Parmi ceux-ci, on distingue une « série » de six têtes qui sont toutes sur le même modèle, et je pense qu’elles ont toutes été peintes d’après un seul modèle, un deuxième homme ayant inspiré les trois apôtres qui sont tout au fond à droite. L’artiste a estimé qu’il suffisait de varier l’implantation des cheveux, leurs couleurs, la coiffure, et d’user de tous les angles (une face, un profil, un trois-quarts arrière, un profil perdu) pour que le commanditaire (vraisemblablement les Jésuites, d’après ce qu’on suppose être l’origine de la toile) n’y voient que du feu. Le commanditaire ne s’est peut-être aperçu de rien, tout en ayant une curieuse impression qu’il n’arrivait pas à formuler.

Rien n’explique cette utilisation abusive d’un seul modèle, sinon la volonté de ne pas trop dépenser, alors que le montant fixé pour le tableau ne sera payé qu’à sa livraison ; et de ne pas trop écorner, par avance, cette rentrée d’argent. Dans le prix du tableau, le nombre de personnages à peindre entrait en considération. (Plusieurs lettres de Poussin mettent en relation le nombre de personnages et la valeur marchande d’un tableau : tel tableau « contient, sans le paysage, trente-six ou quarante figures, et est, entre vous et moi, un tableau de cinq cents écus, comme de six cents testons », écrit-il à un de ses correspondants en 1639.) D’autres peintres que les Le Nain ont cédé à la tentation de gratter sur les modèles. On ferait un amusant album en composant une anthologie des tableaux auxquels ce principe d’économie a manifestement présidé, à diverses époques.

Louis Le Nain, La Charrette. Signé et daté en bas à gauche : « Lenain fecit 1641 ». Paris, musée du Louvre, R.F. 258. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux

  1. Les accumulations

Sans aller jusqu’à l’étouffement, quelques compositions des Le Nain paraissent encombrées de personnages surperfétatoires. Ils pourraient être ôtés sans que l’ensemble en pâtisse, au contraire il s’en porterait mieux. Deux exemples. La Rixe : des sept figures, deux pourraient être retirées, le jeune garçon qui bouche l’espace à gauche, l’emplumé qui s’intercale à droite en faisant double emploi avec l’encuirassé qui est à côté de lui. Les Pèlerins d’Emmaüs : quatre personnages principaux (le Christ, les deux apôtres, le serveur), sept figures supplémentaires dont des enfants. On enlèverait volontiers les deux du fond à gauche (le jeune garçon derrière le serveur est d’ailleurs son sosie, ce qui nous renvoie au point n° 2). Ces encombrements sont-ils de la maladresse ou relèvent-ils de la volonté de hausser le prix du tableau, en l’enrichissant de figures au risque d’en affaiblir l’ensemble ? Le nombre de figures jouait son rôle dans la fixation d’un tableau commandé, mais certainement aussi dans un tableau destiné à la vente, par exemple à la célèbre foire de Saint-Germain : entre deux tableaux de formats proches, un « cinq figures » valait moins qu’un « sept figures ».

Pour ces trois points, nous trouvons comme réponse à des questions sur la pratique des Le Nain la volonté de ne pas gâcher, de rentabiliser. Tient-on là un trait de caractère commun aux trois frères ? Il pourrait s’expliquer par le contexte très concurrentiel du marché de la peinture dans les années 1630-1640, également par leur éducation et leurs origines rurales et bourgeoises. Des archives montrent leur père, Isaac Le Nain, constituer un patrimoine laonnois fait de « bois, prés, vignes et terres labourables » (catalogue de l’exposition de 1978, p. 41) ; en 1618, par exemple, il achète « 24 vers de vigne », vend « trois petites pièces de pré », les transactions (acquisitions, ventes, locations) semblent incessantes… Plus tard, on verra Mathieu Le Nain prendre grand soin d’accroître l’héritage, acheter des maisons à Paris, se constituer des rentes. Manifestement, chez Le Nain, on ne perd rien et on investit. L’acte de donation au dernier vivant que les frères signent en 1646 mentionne de façon significative « les peines que chacun d’eux a pris de sa part pour acquérir et conserver si peu de bien qu’il a plu à Dieu leur départir ». Il n’y a pas de petites économies. Une commande leur échoit ? Une toile achevée mais qui n’a jamais trouvé preneur, du format correspondant à la nouvelle commande, traîne dans l’atelier : elle servira. Une économie immédiate est préférée à un gain futur mal assuré, sans plus d’égard pour les considérations techniques.

Louis Le Nain, La Tabagie. Signé en bas à droite : « Lenain. fecit. 1643 ». Paris, musée du Louvre, R.F. 1969-24. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Mathieu Rabeau

  1. Discours de la méthode

Apparemment que les Le Nain ne partaient pas d’une composition qu’ils jugeaient immuable. De multiples repentirs, parfois importants, se constatent. La Déploration sur le Christ mort : changement d’attitude de sainte Madeleine, inversion totale de la pose de saint Jean. La Tabagie : une femme disparaît, un homme apparaît, des objets s’ajoutent (on y constate une tendance à l’accumulation, y compris des personnages). La Victoire : le peintre a hésité en plaçant les jambes du personnage vaincu et a tâtonné pour les terminer en queue de serpent. Le paysage se laisse deviner sous les jambes redressées, en vertu de cette loi exprimée supra : les fonds repoussent toujours. Ici c’est manifestement un repentir, mais en plusieurs cas nous trouvons des figures peintes sur le paysage comme si celui-ci n’avait pas été à l’origine conçu avec elles mais de façon totalement indépendante. Le cas extrême est celui des Paysans dans une creutte (une habitation troglodyte). Loin d’être une scène de grotte, elle était à l’origine une scène de plein air : c’était un paysage, à l’horizon assez bas, avec trois fillettes au premier plan. Puis intervient un changement radical : ne subsiste du paysage qu’un bout d’entrée à gauche, un fond brun sert de fond aux personnages dont le nombre s’accroît (huit). Pour les historiens d’art, Louis a peint le paysage et les premiers personnages, peut-être l’a-t-il transformé en creutte, Mathieu a effectué des ajouts et modifications dans les personnages (voir la notice de ce tableau dans le catalogue). On voit l’atelier fonctionner, avec une grande liberté, aussi bien vis-à-vis des principes de l’art que du travail effectué par les autres, qu’on n’hésite pas à « améliorer ».

D’où des tableaux parfois composés de façon difficile à comprendre. C’est le cas du Paysage à la chapelle (il n’est pas présenté au Louvre-lens) dont le catalogue de 1978 disait : « L’on se demanderait volontiers si un paysage plus simple (…) n’a pas été complété par ce premier plan et rehaussé par la grande tache rouge du manteau pour mieux répondre au goût des amateurs » (p. 198). Incompréhension aussi pour la célèbre Charrette : la femme à l’enfant au premier plan, le gardien des cochons et les jeunes filles à l’arrière-plan sont bien placés, mais sur quoi repose le groupe de quatre enfants ? On se le demandera toujours. Le tableau a de grandes qualités, mais là un point faible. S’agit-il d’un paysage peint d’abord, auquel ont été ensuite ajoutés, où il semblait possible, des figures ? Louis peignait-il, lors de ses séjours à Laon (parmi les biens qu’ils possédaient dans la région, ils en louaient la plupart à l’exception de la maison de Laon et d’une petite propriété dans la campagne), des paysages qu’il rapportait à Paris où ses frères et lui les complétaient à partir de croquis de paysans laonnois ? Ce serait une façon de faire unique, mais les paysages qu’a peints Louis (puisqu’on les lui attribue) ont deux cents ans d’avance sur ceux de ses contemporains. Question sensibilité à la véracité du paysage, écrivons anachroniquement que Louis est un peintre de Barbizon. Les frères Le Nain n’ont jamais fini de nous étonner.

  • Le mystère Le Nain. Jusqu’au 26 juin 2017, musée du Louvre-Lens (Pas-de-Calais).

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Une plante vivace

La Victoire, ou Allégorie de la Victoire, ne pouvait que commémorer… une victoire. Laquelle ? On l’ignore. Le personnage au sol est la Tromperie ou la Trahison. La plante à gauche – une acanthe – m’a toujours paru trop marquée pour être dénuée de signification. Ne renvoie-t-elle pas au chapiteau corinthien qui en est constitué ? Est-elle une allusion au cardinal de Retz, nommé évêque in partibus de Corinthe en octobre 1643 ? Le tableau renverrait à un événement dont le cardinal serait partie prenante dans les années 1644-1648. Le catalogue date ce tableau « vers 1635 » en raison d’analogies avec Bacchus et Ariane ; mais ces analogies sont peu probantes, l’artiste qui a peint Bacchus et Ariane est bien moins à son aise que celui qui a peint La Victoire, lequel a bien davantage de métier… quelques années plus tard ? Les paysages agrémentés de figures datent d’ailleurs des années 1640. – Samuel

• Louis Le Nain, Allégorie de la Victoire. Signé en bas à gauche : « Lenain. fecit ». Vers 1635 (?). Paris, musée du Louvre, R.F. 1971-9. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Mathieu Rabeau. (En tête)

Samuel Martin

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