La laïcité ne ferme pas la porte aux religions, elle distingue simplement les sphères: celle des consciences, du privé, et celle de l’État, du public; celle des croyances, du for intérieur, et celle de la vérité, de l’histoire. L’enseignement de l’histoire du christianisme relève de la seconde de ces sphères, du rôle de l’État, qui doit le soutenir et l’encourager parce qu’il contribue, dans la mesure de ses moyens intellectuels (ce qui ne va pas sans controverses ni doutes, comme en toute recherche) à l’établissement de vérités.
Voici dix raisons, forcément brièvement exposées et de manière simplifiée, sinon équilibrées, pour lesquelles il est souhaitable d’enseigner l’histoire du christianisme dans notre pays:
1. Le christ est un personnage historique. Personne, si l’on excepte quelques libres penseurs, ne le conteste. Il est vrai qu’on ne sait, en dehors des Évangiles et de saint Paul, presque rien sur le christ. Néanmoins les historiens Suétone et Tacite, au début du second siècle, mentionnent son nom. Selon le premier l’empereur Claude (41-54) avait expulsé les Juifs de Rome car ils provoquaient de l’agitation «sous l’impulsion de Chrestos». Pour Tacite le nom des chrétiens «leur vient de Christ, qui, sous Tibère, fut livré au supplice par le procurateur Ponce Pilate». Il n’y a donc aucun doute sur l’existence du personnage, mort sous le second des Julio-Claudiens (14-37).
2. Les Évangiles appartiennent de plein droit à l’histoire de la littérature. Si la date de rédaction des quatre évangiles demeure débattue et leurs auteurs toujours au cœur des travaux exégétiques des spécialistes, ces textes écrits à l’origine en grec, sans doute dans la seconde moitié du premier siècle, sont à la source d’une véritable révolution littéraire. Ils ne ressemblent à rien de connu avant eux dans leur forme: ce sont des récits biographiques écrits avec une apparente simplicité qui ne va pas sans fulgurances énigmatiques. Ils ont déconcerté leurs premiers lecteurs païens et même chrétiens. Ils ont été brocardés, moqués, combattus et même très tôt parodiés (on ne le sait pas toujours, mais par exemple dans le Satyricon du pseudo-Pétrone) avant de devenir canoniques. Leur importance dans l’histoire littéraire mondiale et universelle est considérable, comparable à celle de l’Iliade ou de l’Odyssée. Ce ne sont ni George Steiner ni Emmanuel Carrère qui me démentiront.
3. Saint Paul (vers 8- vers 64) a eu un rôle historique. Il est le premier à vouloir délivrer le message des Évangiles à des non-Juifs, les païens, les Gentils. Il eut même le courage ou l’outrecuidance de plaider pour son Dieu en ce haut-lieu de la pensée rationnelle grecque, l’Aréopage d’Athènes, avec un succès tout relatif. Lorsque les Juifs d’Achaïe, plus tard, traduisent Paul en justice, devant le proconsul Gallion (qui est le propre frère de Sénèque, ce qui explique peut-être l’invention d’une correspondance apocryphe entre saint Paul et le philosophe, conseiller de Néron), ils lui reprochent ceci: «Il enseigne à adorer Dieu d’une façon contraire à la loi». Gallion répond: «S’il s’agissait de quelque injustice ou de quelque action délictueuse, je vous écouterais comme de raison. Mais puisqu’il s’agit de discussions sur une parole et sur des mots, et sur votre loi à vous, cela vous regarde ; je ne veux pas être juge de ces choses». Ces mots ont été prononcés entre juillet 51 et juin 52 et constituent un témoignage historique de grande portée en ce qu’ils définissent bien avant l’heure les bornes d’une vraie laïcité. La décision de Constantin aboutit à la tolérance du christianisme, exprimée dans ce qui ne fut pas un édit mais une circulaire à l’usage des fonctionnaires impériaux envoyée depuis Milan en 313.
4. L’empereur Constantin (306-337), en se convertissant au christianisme, a modifié le cours de l’histoire européenne. Cela s’est passé le 28 octobre 312. Les modalités de cette conversion relèvent de l’interprétation des témoignages d’un auteur latin, Lactance, et d’un auteur grec, Eusèbe de Césarée, tous deux chrétiens. Fruit d’un songe, d’une vision ou d’une révélation mystique, la décision de Constantin aboutit à la tolérance du christianisme, exprimée dans ce qui ne fut pas un édit mais une circulaire à l’usage des fonctionnaires impériaux envoyée depuis Milan en 313. Désormais les chrétiens étaient libres de célébrer leur culte, au même titre que les païens. Mais ce qui changea les choses du tout au tout fut la préférence donnée par Constantin aux premiers. Il y eut des conversions, moins rapides et moins nombreuses qu’on ne le dit, dont beaucoup furent de complaisance ou dictées par l’opportunisme. Les historiens en débattent. Mais on ne remet plus aujourd’hui en cause l’importance décisive de l’impulsion donnée par Constantin sur la christianisation de l’Empire ni la sincérité intime de la foi du prince qui était un mystique authentique.
5. L’Antiquité tardive, disons de Constantin à 476, date de la déposition du dernier empereur d’Occident, fut dominée par deux phénomènes: la résistance plus ou moins organisée aux pressions des peuples barbares et le conflit pagano-chrétien. Le christianisme ne s’est imposé que lentement et le paganisme ne s’est pas éteint spontanément de sa belle mort. Il y eut des affrontements multiples, des violences et des persécutions avec des victimes dans les deux camps. Le quatrième siècle s’achève même par une guerre de religion, la bataille de la Rivière Froide, dans les Alpes, remportée en 394 par l’empereur très chrétien Théodose. Saint Augustin, dans les trente premières années du cinquième siècle, aura encore de nombreux païens à combattre dans une Afrique où les intellectuels païens, réfugiés dans la citadelle philosophique du néoplatonisme, ne rendent pas les armes. L’histoire des polémiques littéraires entre païens et chrétiens est une des plus passionnantes qui soient et elle n’a pas fini de livrer ses secrets.
6. La littérature latine chrétienne, qu’elle soit antérieure à la victoire du christianisme, du temps des persécutions (Tertullien), ou postérieure, lorsqu’elle défendra et illustrera les vertus chrétiennes et de ses nouveaux héros, les saints (la Vie de saint Martin par Sulpice Sévère) ou les moines (saint Jérôme), constitue un vaste corpus, d’une richesse remarquable. Elle déconcerte parfois par ses outrances et ses innovations. Mais elle a produit des chefs-d’œuvre incontestables. N’en citons qu’un: les Confessions de saint Augustin, publiées vers l’an 400. L’évêque d’Hippone invente là quelque chose d’absolument inouï: le genre littéraire de l’introspection. Si des autobiographies ont existé avant saint Augustin, jamais personne avant lui n’avait su dire les tourments de la culpabilité ni exploré avec autant de lucidité la part d’ombre qui habite chacun, personne n’avait comme lui compris la nécessité d’entrer en soi-même. De Montaigne à Mauriac, en passant par Pascal ou Camus, il n’est pas un auteur de Journal ou de Mémoires (sous toutes ses formes, y compris romanesques) qui ne soit habité par le souvenir des Confessions.
L’évêque d’Hippone invente là quelque chose d’absolument inouï: le genre littéraire de l’introspection.
7. À saint Augustin nous devons encore une autre découverte: celle de la grâce. Il n’appartient à personne de se croire sauvé et la foi pourvoit seule à ce à quoi les œuvres ne peuvent prétendre. Le mal existe, mais il est la condition de la liberté de l’homme. Ces idées traversent toute la pensée occidentale et ont nourri bien des livres, dicté bien des conduites. La liberté réside dans la recherche et le doute, sans renoncement à l’idéal. Pascal l’a bien mieux dit: «Il faut douter où il faut, assurer où il faut en se soumettant où il faut». Enseigner l’histoire du christianisme, c’est aussi tenter sinon de parvenir personnellement à cette «symbiose de la foi mystique et de la science dans l’âme d’un homme d’étude» comme l’écrivait Lucien Jerphagnon, du moins de décrire ces aspirations et de suivre leurs traces multiples dans l’histoire et les réalisations des hommes.
8. L’histoire des idées ne serait pas non plus ce qu’elle est si le christianisme n’avait inventé la notion d’incarnation. L’idée même qu’un dieu ait accepté de lui-même de renoncer au confort de ses attributs divins pour s’identifier à l’humaine faiblesse et médiocrité est absolument inconnue des Anciens. Le Romain moyennement cultivé, entendant ces récits, finissait par se dire ce que saint Paul lui-même résumait ainsi: le christianisme est «un scandale pour les Juifs, et une folie pour les païens» (I Cor 1, 23). Ce moment correspond dans l’histoire au dépassement de la tradition platonicienne. En effet dans la première phrase de sa vie du philosophe Plotin, Porphyre rapporte que son maître «avait honte d’être dans un corps». L’idée de l’incarnation permettra à saint Augustin de dépasser le néoplatonisme, auquel il devait tant, pour devenir pleinement chrétien. Comme l’a écrit Rémi Brague dans le Figaro du 17 janvier 2015: le Dieu chrétien «est d’une liberté tellement absolue qu’il peut, pour ainsi dire, transcender sa propre transcendance et se donner lui-même une figure visible en Jésus-Christ».
9. L’idée de transcendance précisément appartient dans son absolu au christianisme. Bien sûr l’Un-Bien souverain des néoplatoniciens est une transcendance. Mais les chrétiens ont développé en quelque sorte le concept jusqu’à ses dernières conséquences. Alors que Plotin ou Porphyre avaient connu sous forme d’extases l’union transitoire, rare et déceptive, avec l’Un, les chrétiens savent Dieu par définition inconnaissable, ce «Dieu tout puissant qui est mieux connu en ne l’étant pas» selon la définition de saint Augustin. Qu’il y ait des instances au-dessus des hommes et qui les ramène à leur finitude est un apport du christianisme. L’homme n’est pas libre de pervertir ce qui ne dépend pas de lui. C’est ce qui explique les réserves des chrétiens envers la modification de certaines lois jugées par eux naturelles, par exemple celles de la procréation.
10. Une part du christianisme enfin s’est appelée catholicisme, à partir du Concile de Nicée réuni par Constantin en 325. L’idée cette fois est contenue dans l’étymologie de ce terme grec: «catholique» signifie «universel». Le catholicisme est une religion prosélyte. Or, comme l’explique admirablement Lucien Jerphagnon dans L’homme qui riait avec les dieux, le monde romain, sous Constantin, était «socialement divisé»: entre les paysans et les propriétaires terriens ou les fonctionnaires, entre les prolétaires des villes et les aristocrates régnaient jalousies et rancœurs. Le christianisme, «qui prêchait l’amour universel» et l’entraide, a pu apparaître à Constantin comme la seule force susceptible d’unir l’Empire, et ce mieux que le vieux patriotisme romain chers aux empereurs païens Dèce ou Dioclétien. Le christianisme, même si son influence sur la législation demeure limitée, a dû son succès à cet esprit d’universalité et d’égalité: désormais un simple concierge valait aux yeux de Dieu autant qu’un prince. Cet esprit a enfin modifié la façon même d’écrire l’histoire puisque, à partir de Constantin, le vieux genre littéraire de l’historiographie cède la place aux histoires ecclésiastiques, ecclesia ou «église» signifiant l’idée même de «réunion».