L’autoroute de la honte!

En Calabre, la ‘Ndrangheta, la mafia locale, brasse des dizaines de milliards d’euros chaque année en détournant des marchés publics. L’italie du Sud se meurt et les mafiosi s’enrichissent pendant que l’Europe peine à prendre la mesure des dégâts.

C’est un chef d’état africain qui rend visite à un ministre français. Il est accueilli dès son arrivé par une limousine qui le conduit dans un hôtel particulier luxueux. Là, des domestiques lui servent les meilleurs plats, en provenance des plus grands restaurants parisiens. Au cours du repas, l’homme d’état africain interroge son homologue français : comment faites-vous pour vous offrir un train de vie si luxueux ? Le ministre français lui fait signe d’approcher de la fenêtre. « Vous voyez cette autoroute là-bas ? » demande-t-il. « Oui, je la vois ». « Eh bien, cette autoroute a été facturée dix millions d’euros, alors qu’en réalité, elle n’en a coûté que cinq », lance-t-il en gratifiant son homologue d’un petit clin d’œil. Quelques années plus tard, la situation s’inverse et le ministre français rend visite au chef d’état africain. Dès son arrivée à l’aéroport, il est pris en charge par une Rolls Royce entourée d’un escorte de motard qui le mène dans un palais construit en or massif. A l’intérieur, il découvre un spectacle éblouissant d’œuvres d’art, d’animaux exotiques, de parures, de mobilier rare et de milliers d’objets de luxe. Le ministre français s’interroge à son tour. Le chef d’état lui fait signe d’approcher de la fenêtre. « Vous voyez cette autoroute là-bas ? », demande-t-il. « Non, je ne la vois pas… », répond le ministre. « Exactement ! »

En Italie, cette « blague » qui illustre les liens entre corruption et travaux publics ne fait plus rire personne. Le premier ministre Matteo Renzi annonçait, le 17 mai dernier, que l’autoroute qui relie le sud de Naples à la capitale de la Calabre, en face de la Sicile, serait terminée l’année prochaine. Le chantier avait commencé en 1966… 50 ans plus tôt.

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L’histoire était pourtant bien partie. A peine six ans après le début des travaux, en 1972, l’autoroute était terminée. Problème : moins d’une dizaine d’années plus tard, l’A3, « l’autoroute du soleil », est déjà obsolète, criblée de nids de poule, victime d’éboulements, et ses deux voies ressemblent plus à une route départementale abandonnée qu’au grand projet de désenclavement du sud de l’Italie, déjà pas bien gâtée. C’est la seule autoroute reliant la Sicile au nord du pays.

Dès le début des années 80, l’Etat Italien reconnait la nécessité de réaliser de profondes rénovations de cet axe qui n’est même pas conforme aux normes nationales, mais les travaux ne débutent jamais. En 1990, l’Union Européenne oblige l’Italie à adapter cette autoroute aux normes en vigueur, notamment en ajoutant une voie d’urgence, absente du projet originel. En 1997, les travaux commencent finalement, avec une fin prévue pour 2003. Une échéance reportée à 2008, puis 2013, et aujourd’hui 2016, si l’on en croit Matteo Renzi. Mais personne ne le croit… Une étude réalisée par l’Espresso, un hebdomadaire italien, conclut que les travaux ne seront pas finis avant 2020, date à laquelle les tronçons praticables aujourd’hui seront devenus obsolètes. De toute évidence, l’A3 ne sera jamais terminée.

En réalité, la promesse de Matteo Renzi ne concerne que les 20 kilomètres de route qui vont de Laino Borgo à Campotenese, une distance sur laquelle l’autoroute est totalement absente. Mais rien, pour l’instant, sur les 40 kilomètres restants, qui n’ont d’autoroute que le nom, et sur lesquels les automobilistes slaloment à 50 km/h entre chantiers fantômes, cratères et éboulis.

S’il vous prenait l’envie de descendre en Calabre en empruntant cette voie sur laquelle les éboulements ont déjà coûté la vie de plusieurs automobilistes et ouvriers, vous constateriez qu’après Naples, tout se passe parfaitement bien pendant presque 200 kilomètres. Trois voies de chaque côté, qui se transforment à un moment en 2×2 voies auxquelles s’ajoutent les bandes d’urgence réclamées par l’Europe. Et puis, brusquement, la voie d’urgence disparaît et la route se met à faire des détours étranges, rebroussant presque chemin pour éviter de passer trop près des villas des mafieux importunés par le bruit. C’est un signe : vous êtes arrivés en Calabre, l’une des région les plus pauvres d’Italie, gouvernée par le crime organisé.

qui-la-ndrangheta-non-entraMoins connue que sa voisine sicilienne, la Cosa Nostra, la ‘Ndrangheta est la mafia qui sévit en Calabre, la pointe de la botte italienne. Aussi ancienne et implantée que sa concurrente insulaire, la ‘Ndrangheta s’est longtemps spécialisée dans le kidnapping, facilité par les nombreuses grottes nichées dans les montagnes. Bien qu’elle sévisse depuis plus de 150 ans, elle ne fait pas beaucoup parler d’elle à l’étranger. C’est pourtant, aujourd’hui, l’une des organisations criminelles les plus puissantes du monde.

Selon les recherches de l’institut Demoskopika de Rome, le chiffre d’affaire annuel de la ‘Ndrangheta tournerait autour de 50 milliards d’euros*, environ 3% du PIB italien, avec quelques 60 000 collaborateurs partout sur la planète. Ses activités vont du racket aux travaux publics, de la prostitution à l’enfouissement sauvage de déchets toxiques, en passant par le truquage des matchs de foot ou l’usure. Le secteur le plus rentable reste la drogue, qui génère environ la moitié de ce chiffre d’affaire.

L’histoire de la montée en puissance de la ‘Ndrangheta est en fait celle du déclin de la Cosa Nostra. Dans les années 60 et 70, le clan des Corléanais, d’une petite ville de Sicile rendue célèbre par le film « Le Parrain », prend le contrôle de la mafia sicilienne par la force. Traditionnellement, la Cosa Nostra préférait l’infiltration politique à la violence brute, car les résultats obtenus étaient plus durables et permettaient aux mafieux d’avoir pignon sur rue.

En s’attaquant aux autres chefs de clans avec une violence rarement atteinte, Lucciano Leggio, le parrain corléanais, entame une nouvelle ère pour la Cosa Nostra, au cours de laquelle la brutalité et l’intimidation seront les mots d’ordre. Cette stratégie, payante dans un premier temps, aboutit à la seconde guerre de la mafia, à l’issue de laquelle Salvatore « Toto » Riina, le plus proche adjoint de Leggio, est nommé, capo dei capi, chef de tous les chefs. Dans les années 80, la Cosa Nostra dirigée par les Corléanais contrôle 80% du trafic d’héroïne international.

Mais la tactique de la violence, initiée par Lucciano Leggio et redoublée par Toto Riina, l’un des hommes les plus sanguinaires que la Sicile ait jamais connu, aboutit à une lutte ouverte contre l’Etat Italien. Pendant cette période, plusieurs mafiosi dans le collimateur de Toto Riina décident de se repentir et de collaborer avec le gouvernement, ce qui permettra la mise en place du maxi-procès de 1986, au cours duquel 360 mafiosi seront condamnés. Toto Riina réplique de manière toujours plus brutale en organisant l’assassinat du juge Falcone en 1992 et en ordonnant de nombreux attentats qui indigneront le monde entier. Cette stratégie « suicidaire » prend fin avec la capture de Riina en 1993, mettant un terme à une ère durant laquelle les projecteurs de la lutte antimafia étaient braqués sur la Sicile.

Pendant que la Cosa Nostra s’embourbe dans une escalade de violence, la ‘Ndrangheta, silencieusement, récupère tout le terrain cédé par sa rivale et entre en contact avec les cartels colombiens, qui la considèrent plus fiable. En quelques années, le trafic international change de main. Récemment, les enquêteurs italiens révélaient que le Costa Concordia, au moment de son naufrage, était rempli de la cocaïne de la ‘Ndrangheta.

Avec beaucoup de méthode et de discrétion, depuis les années 90, la mafia calabraise a tissé un vaste réseau criminel qui s’étend à tous les secteurs lucratifs, en prenant soin de ne pas répéter les erreurs de la Cosa Nostra. Des pans entiers de l’économie européenne sont aux mains de la ‘Ndrangheta qui investit massivement dans les marchés financiers, les biens immobiliers et la corruption politique à l’échelle européenne.

La ‘Ndrangheta est aujourd’hui présente dans le monde entier. En 2008, les États-Unis l’ajoutaient à la liste des organisations les plus dangereuses agissant sur le sol américain. Le 15 août 2007, 6 italiens étaient abattus à Duisburg, en Allemagne, lors d’une guerre entre clans calabrais. Depuis longtemps, pour les enquêteurs allemands du BKA, la police criminelle fédérale, l’ancien bassin minier de la Ruhr, en Allemagne, d’Engen à Ravensburg, est infiltrée par de très vastes réseaux calabrais. Le lendemain même de la chute du mur de Berlin, les ‘ndranghetistes étaient lancés dans toute l’Europe de l’Est, avec un seul mot d’ordre : « Achetez ». L’organisation criminelle est présente partout, de la Colombie au Canada, de l’Australie à la République du Congo, à travers des clans entiers très actifs.

En Italie, la situation est endémique : elle est tellement implantée dans les plus hautes sphères de l’État, du sud au nord du pays, que la lutte des magistrats locaux semble peine perdue. Bien qu’il y ait quelques coups de filet retentissants, la ‘Ndrangheta essaime partout, et ceux qui s’opposent à elle, bien rares, sont régulièrement éliminés. Malgré l’efficacité de la police italienne en matière de lutte contre la mafia, l’une des polices les plus adaptées au monde, et pour cause, l’État Italien ne suffit plus aujourd’hui à endiguer le phénomène, car la ‘Ndrangheta, comme les autres mafias européennes, a très bien compris les profits qu’elle pouvait tirer de la mondialisation.

Derrière la drogue, le deuxième secteur le plus lucratif pour la ‘Ndranghetta est le détournement de fonds publics, en particulier les fonds alloués par l’Union Européenne qui manque de moyens (ou de volonté ?) pour contrôler l’utilisation de l’argent distribué.

Gaetano Saffioti est un entrepreneur italien qui a travaillé pendant plusieurs années à la construction de l’autoroute A3. Pendant 27 ans, il a payé le racket de la ‘Ndrangheta, environ 10% du coût des travaux, pour une somme totale de plus de 2,5 millions d’euros, avant de tout raconter à la justice. Sur chaque chantier, les familles de la ‘Ndrangheta perçoivent un pourcentage. A la charge de l’entrepreneur de gonfler la facture pour que l’Europe et l’Italie paye la note, avant de réaliser des travaux au rabais. Malgré cette ponction, beaucoup d’entrepreneurs s’y retrouvent : l’argent qui leur est racketté est celui de l’Union Européenne, et personne ne leur demande de compte pour les travaux. Par ailleurs, ils se placent ainsi dans les petits papiers de la mafia, avec la possibilité d’ouvrir d’autres chantiers.

Aldo Varano, journaliste calabrais spécialisé dans la mafia, explique que les chantiers restent ouverts car un travail terminé ne paye plus, alors qu’un chantier en cours reste une manne permanente. Le problème, selon lui, est d’ordre politique : la Calabre, qui était traditionnellement un réservoir de main d’œuvre pour le reste du pays, est devenue, dans les années 70, un réservoir de voix pour les partis politiques. Toutes ces voix sont achetées à l’aide d’emplois fictifs sur des chantiers fantômes dans de vastes manœuvres clientélistes qui permettent aux pouvoirs politiques de rester en place.

En 2011, alors que le pays était en pleine crise financière, l’Italie s’est vue contrainte de rembourser plus de 300 millions d’euros sur les 600 millions attribués par l’Europe pour construire l’A3, à la suite de révélations concernant les malversations et le racket de la ‘Ndrangheta. Mais l’argent était déjà parti dans les poches de la mafia : c’est donc le peuple italien qui s’est retrouvé, une fois de plus, obligé de payer la facture… Depuis le début des travaux, l’autoroute a déjà coûté 10 milliards d’euros. En comparaison, au prix actuel du kilomètre en France, l’autoroute A3 ferait 1500 kilomètres, de quoi aller de Reggio Calabria jusqu’à… Lyon.

Les exemples comme ceux de l’autoroute A3 sont innombrables. Personne, en Calabre, ne peut entreprendre quoi que ce soit sans être ponctionné par la ‘Ndrangheta. Dans la région, la mafia s’est même substituée aux banques, qui ne prêtent plus aux entrepreneurs. Il en va de même pour la santé. La ‘Ndrangheta investit massivement dans des cliniques privées et infiltre les hôpitaux publics. Le personnel des hôpitaux publics, aux mains de la mafia, est chargé de rediriger les patients vers les cliniques privées.

Comme le souligne le New York Times, la ‘Ndrangheta est loin d’être une affaire calabraise, ou même italienne. C’est le symbole même de l’incapacité de l’Europe à lutter de manière coordonnée contre la fraude, le blanchiment et la corruption, problèmes auxquels l’Italie seule ne peut pas faire face. Si l’Europe est comme un corps, l’Italie du Sud est alors comme un membre atteint d’un cancer. Il faut que le corps entier se mobilise pour chasser la tumeur qui menace de se propager partout.

Dans les années 80 et 90, pour s’en prendre à la mafia sicilienne, l’Etat italien a dû adapter sa législation, afin de répondre par des lois exceptionnelles à un problème endémique qui menaçait de faire vaciller la République. Ces lois, qui concernaient notamment la possibilité pour les mafieux de se repentir et de collaborer avec la justice, instauraient le crime d’association mafieuse et autorisaient la saisie des biens des mafieux, ont permis d’agir très concrètement pour endiguer le crime organisé en Sicile, ne serait-ce qu’en dévoilant le fonctionnement interne de la mafia, dont personne ne savait rien jusque-là.

La police italienne qui combat la ‘Ndrangheta se retrouve aujourd’hui régulièrement bloquée par l’absence de lois antimafia d’envergure européenne, qui permettraient aux enquêteurs de continuer leurs investigations en dehors du territoire national. L’action de la justice italienne, déjà sapée par les ennemis intérieurs corrompus par la mafia, est souvent entravée par la législation des pays dans lesquels la ‘Ndrangheta est implantée.

En s’inspirant de l’exemple italien, plusieurs pays d’Europe ont adapté leur législation. Malheureusement, les techniques antimafia qui ont fait leur preuve à la fin du XXe siècle sont déjà dépassées par la mondialisation. Les commissions et les groupes d’enquêtes antimafia sont encore aujourd’hui des entités nationales agissant sur leur propre sol, qui ne correspondent pas à la réalité internationale des mafias modernes. Pour aboutir à des résultats concrets dans la lutte contre les différentes mafias, les Etats européens doivent harmoniser leurs législations et créer une structure internationale de lutte contre la fraude et le blanchiment, qui, seule, pourra freiner le phénomène.

L’année dernière, l’Organised Crime Portfolio Research Project, financé par l’Union Européenne, remettait son rapport final sur l’état des mafias en Europe. Ce rapport est une première pierre posée pour mesurer l’emprise de la mafia sur l’économie européenne. Sans surprise, cette première version, qui devrait être suivie par d’autres travaux dans les années à venir, met en évidence le manque de données dont dispose l’Europe pour comprendre le phénomène.

L’Union Européenne, si elle veut lutter contre les mafias, devra rapidement mettre en place une harmonisation des données afin d’avoir une meilleure perception des routes que prend l’argent des groupes criminels pour s’infiltrer dans l’économie légale, les marchés publics et les instances gouvernementales. Ces progrès, nécessaires, seront réalisés d’autant plus rapidement que l’opinion publique sera sensibilisée et que la lutte contre la mafia deviendra un enjeu électoral pour les hommes politiques européens.

Nous travaillons actuellement pour l’Europe, voire pour le monde. L’argent qui finance les chantiers abandonnés au fin fond de la Calabre est celui de tous les citoyens européens. Pour lutter contre les mafias, nous devons prendre conscience qu’à l’heure de la mondialisation, nous sommes tous concernés par les problèmes qui touchent le territoire européen, et que, si nous ne les combattons pas comme un seul corps, nous en payons tous le prix.

*Il est toujours très difficile d’évaluer précisément les revenus du crime organisé. L’étude de l’institut Demoskopika a été contestée par d’autres instituts et organismes, qui évoquent des chiffres parfois inférieurs ou supérieurs. Pour l’OC Portfolio, le chiffre d’affaire des mafias en Europe est de 110 milliards d’euros par an, environ 1% du PIB européen (mais le rapport indique que ce chiffre est sous-évalué, en raison du manque d’informations sur certains secteurs criminels. La fraude et le trafic de drogue sont les deux secteurs les plus rentables. Le rapport indique qu’en l’état actuel des connaissance, il n’est pas possible de connaitre précisément le chiffre d’affaire de chaque mafia indépendamment.

Lu sur Apache Magazine

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