«Je suis le dernier volcan d’Auvergne qui ne soit pas éteint » disait elle, à l’aube de ses 88 ans. Attelée à sa tache dans sa chère Maison de la rue Cambon, les mains ardentes sur l’étoffe, ses petits ciseaux de Nogent pendus à son cou par un bolduc blanc, la Grande Demoiselle continuait de captiver sous son petit canotier despotique. Presque un demi siècle de règne sur la mode! Et toujours cette rage, oui, volcanique, trempée dans l’âpreté de sa terre natale des Causses. Pourtant, Coco Chanel n’aura cessé de mentir, d’affabuler, d’entretenir le mystère sur ses origines. Sur cette enfance dont elle disait « se souvenir par cœur ». « Son roman familial était sa pudeur » écrit Claude Delay ( Chanel solitaire, ed. Gallimard ). C’était trop de douleur, une blessure intime si intense qu’il fallait la sceller au plus profond de soi, pour pouvoir encore respirer et tenir son rôle avec bravache. Coco Chanel est née à l’hospice de Saumur, dans la chaleur d’un soir d’été, le 19 aôut 1883, alors que dans la ville paradaient les cavaliers du Cadre Noir. Une naissance infamante aux yeux de la bourgeoisie, mais tellement romanesque ! Devant le désarroi de la jeune accouchée de vingt ans, une religieuse baptise l’enfant de son propre nom : Gabrielle Bonheur. La mère, Jeanne Devolle, une paysanne d’Auvergne assoiffée d’amour, a été prise de court . Elle courait rejoindre le père, Albert Chanel, un beau gaillard (« à couper le souffle..» disait Coco), mercier ambulant de son état, qui lui a déjà donné une fille. Natifs de Ponteils, un rude hameau des Cévennes voué au ramassage des chataignes, les aîeux paternels de Coco, très portés sur le jupon, se sont empressés de fuir cette place forte de l’esprit paysan pour vivre dans la liberté du colportage. Las ! Jeanne étouffe… Fatiguée par quatre autres maternités, elle est emportée par la tuberculose à 33 ans. « On m’a tout arraché et je suis morte. J’ai connu ça à douze ans » dira Chanel. Son père adoré, celui qui l’appelait « son p’tit coco.. » place ses fils à l’hospice et ses filles à l’orphelinat d’Aubazine, près de Brive la Gaillarde. Des bâtiments austères et gris, ou la jeune Gabrielle va mener une vie sévère de couventine, dans l’ uniforme que l’on prêtait aux nécessiteuses. Cet uniforme – lavallière, col blanc, jupe sombre – dont elle fera, plus tard, le point d’orgue de la mode Chanel. Elle ne reverra jamais son père. Niant le froid terrible de l’abandon, elle lui prêtera une autre vie de « négociants en vins », parti faire fortune en Amérique. De même, elle s’ inventera des tantes revêches qui l’auraient élevée à la place des nonnes. Quant au mot « orpheline », il la faisait sortir de ses gonds. « C’est l’orgueil qui m’a sauvée » dira t’elle. Grande séductrice, elle n’aura de cesse désormais de se faire aimer, avec avidité. En cultivant toujours ce naturel têtu et ce charme rare qui font sa singularité. En 1900, refusant d’entrer au noviciat d’Aubazine, elle est recueillie dans une institution de Moulins tenue par des dames chanoinesses, qui l’instruisent et la placent en qualité de commise dans une bonneterie de la ville. Moulins est une ville de garnison, où l’ultra-chic régiment du 10 ème chasseurs à cheval tient le haut du pavé. Devenue la coqueluche des lieutenants, la cousette de la rue de l’Horloge fait aussi ses débuts à La Rotonde, une sorte de caf’conc’ où l’on pratique le « concert à quêtes ». Gabrielle Chanel y chante Ko-Ko-Ri-Ko et Qui qu’a vu Coco, devenant pour son public « la petite Coco». En I906, rêvant de rivaliser avec Yvette Guilbert, elle tente même sa chance à Vichy, la plus cosmopolite des villégiatures, en travaillant comme donneuse d’eau à la buvette de la Grande Grille pour se payer des cours de chant. Mais la petite Coco n’a pas assez de coffre…
A 25 ans, elle se laisse enlever par Etienne Balsan, un gentleman-rider fou d’équitation, qui l’initie à la vie de château dans son beau domaine de Royallieu, près de Chantilly. Elle y succède à Emilienne d’Alençon au poste « d’irrégulière » en titre, au milieu de la bande d’amis artistes et anticonformistes de son amant. Sauvageonne, sportive, passionnée de cheval, «Coco a déjà compris qu’une bonne musculature vaut tous les corsets» écrit Edmonde Charles Roux (Le temps Chanel, ed. de la Martinière/Grasset ). L’amazone emprunte aux palefreniers leurs jodhpurs qu’elle fait recopier par un tailleur du cru. Elle pique aux fringants lions qui l’entourent raglans, chemises et cravates qu’elle porte crânement sur les champs de courses, sous un petit canotier de sa confection. Ce canotier dont raffolent ses amies au point de lui en passer commande ! « Rien qu’à paraître, Chanel fanait l’avant-guerre, desséchait Worth ou Paquin » écrit Paul Morand qui fut son confident. « Elle était une bergère, elle sentait bon la piste d’entrainement, le cuir de botte, la fenaison, le crottin, le sous-bois, le savon de sellerie » Et d’ajouter : « Elle était de ces filles en souliers plats dont parle Marivaux, qui vont affronter les dangers de la ville et en triompher, avec ce solide appétit de vengeance qui amorce les révolutions . » Interdite dans les enclos de pesage où paradent les dames de la haute en robes froufroutantes, Coco est, en effet, bien décidée à échapper à sa condition vexante de femme entretenue. Elle veut travailler. Devenir modiste. Un homme l’entend. Il s’appelle Arthur Capel «Boy» pour ses amis et fait partie du cercle d’Etienne Balsan. Le cheveu noir et dru, d’une nature ardente et concentrée, il a été élevé en orphelin dans de très chics collèges anglais sans que l’on sache les secrets de sa naissance. On le dit bâtard du banquier Péreire mais ce champion de polo, introduit dans les milieux anglomanes les plus fermés et très habile en business, a su faire fructifier ses intérêts dans les charbonnages de Newcastle. Coco, toujours si réservée sur les hommes de sa vie, fera des aveux déchirants sur l’amour qu’elle lui porte aussitôt: « il était plus que beau, magnifique », il est l’homme de sa vie, « son père, son frère, toute sa famille».
Dans un premier temps, Etienne Balsan, ébranlé, prête sa garçonnière à Paris en guise d’atelier. Jusqu’à se rendre à l’évidence de cette passion : fin du ménage à trois. Commanditée par Boy, Coco ouvre sa première boutique au 21 de la rue Cambon. On se presse… pour la voir ! « J’étais la bête curieuse, la petite femme dont le canotier tenait sur la tête, et dont la tête tenait sur les épaules.» En 1914, sans s’arréter aux rumeurs des canons de Verdun, elle plante aussi une boutique à Deauville, puis une autre à Biarritz, qui font un malheur. Artisane dans l’âme, elle arrache ses clientes à Paul Poiret en libérant les femmes des corsets, des jupes entravées, des opulentes chevelures. Le confort d’abord ! Elle se fait couper les cheveux, met la main, chez Rodier, sur un stock de jersey dont elle fait des redingotes fluides, emprunte à Boy le tissu de ses sweaters pour créer la première tenue de bain de mer, s’inspire des pêcheurs pour lancer la marinière, avec ce bon sens des gens de la terre qui n’en jurent que par l’inusable et le vêtement utile. En imposant le droit des femmes à la liberté de mouvement, elle les fait changer de siècle. Au début de 1917, elle dirige près de trois cent ouvrières et se voit en mesure de rembourser Arthur Capel. Mais l’amour, qui aura été la grande affaire de sa vie, lui échappe. En I920, marié à une lady de la gentry en Angleterre, Boy se tue en accourant vers Coco, au volant de sa voiture. L’abîme de l’abandon s’ouvre à nouveau sous les pas de celle qui devient La Grande Demoiselle. Courtisée par des seigneurs de haute volée, Chanel continuera de s’inspirer d’eux pour dynamiser son style. Beau, ruiné et proscrit, le grand duc Dimitri Pavlovitch de Russie lui donne le goût des pelisses et des ors byzantins. En lui présentant Ernest Beaux, un grand nez introduit à la cour des tsars, il sera aussi à l’origine de son audacieux parfum Chanel n° 5, autour duquel s’échafaudera l’immense fortune de Gabrielle. Auprès de Bend’or, le duc de Westminster, l’homme le plus riche d’Angleterre, avec qui elle chasse à courre et mène grand train pendant des années, elle peaufinera son goût du tweed et de l’élégance à l’anglaise. Le poète Reverdy l’initiera à l’art percutant de la maxime. Mais de mariage et d’enfant, point ! En I935, enfin, Coco Chanel est à la veille d’épouser le décorateur Paul Iribe. Un beau jour d’aout à La Pausa, sa villa de Roquebrune, il tombe mort sur le court de tennis, sous ses yeux. Jusqu’à sa disparition, en 1971, elle restera La Grande Demoiselle.