Les éditions Robert Laffont ont réédité, dans la collection Bouquins, l’explosif pamphlet de Lucien Rebatet (1903-1971) Les Décombres, incandescent pavé de 672 pages, même si celui-ci, 73 ans après, a beaucoup perdu de son pouvoir incendiaire. Il n’en demeure pas moins une sorte de diamant noir, façonné à l’automne 1942, dont les multiples facettes gardent toute la dureté et la noirceur de cette époque. Un diamant dont l’éclat reflète pour certains les feux de l’enfer.
Peu d’ouvrages, dans toute l’histoire de la chose imprimée, ont effectivement déchaîné autant de passions. Ce livre de combat sent la poudre de la première à la dernière ligne. Un « livre de guerre, de révolution, de règlements de compte », avec tout ce que ces mots impliquent de jugements partiaux, de violences, d’injustice et d’exécutions sommaires. Un livre rempli du chaos de l’époque et du bruit de ses batailles. Pas seulement un pamphlet fleuve, à la prose torrentielle, « traînant dans la boue ses ennemis de longue date mais aussi les gens qui, la veille encore ou presque, appartenaient à sa famille politique » : c’est également, avec autant de force et de verve, un chef-d’œuvre du reportage.
Sous l’uniforme
Mobilisé en janvier 1940, Lucien Rebatet a connu, en quelques mois, plusieurs affectations. D’abord à la 1re Cie du GUP de Romans, puis au 5/440 pionniers de Briançon. Il vient de terminer chez les tringlots du CORA, après un bref passage au 5e bureau des services secrets, avant que la chasse aux journalistes de Je suis partout, déclenché par Mandel, ne l’oblige à en partir. Autant de postes d’observations pour notre bidasse reporter, d’où il a pu observer tout à loisir les déficiences de cette « armée Bourbaki » et de ses trouffions en « uniforme Daladier ».
Une armée de tire-au-flanc chaplinesques, encore gangrenée par l’esprit du Front populaire, où règnent, à tous les échelons, la gabegie et l’incurie, fruits d’une grave sclérose hiérarchique. « Nous continuons de vivre au milieu d’une incohérence systématique, mais minutieusement réglée. Il y a parmi nous des gaillards de l’active qui n’ont pas encore fait un jour de front, quand des pères de famille de la classe dix-huit en sont à leur cinquième mois de ligne Maginot. » Ubu, en pleine ubiquité, semble se démultiplier dans les bureaux militaires et les états-majors.
Des soldats citoyens assoiffés
Une armée Bourbaki que le soldat de 2e classe Rebatet, conteur picaresque à la verve impitoyable, nous décrit de l’intérieur, à travers des dizaines d’anecdotes enregistrées sur le vif, souvent triviales mais toujours d’une grande cocasserie. Avec des dialogues saisis également à la source, tout aussi affligeants et drolatiques, mais qui nous éclairent sur l’état d’esprit du petit peuple français. L’auteur nous immerge avec lui dans ces « dépotoirs où gisent les trois-quarts de l’armée française », parmi ces soldats que la Troisième République, vingt ans après l’armistice de novembre 1918, avait en quelque sorte habillés et équipés de bric et de broc pour le tragique destin d’une défaite annoncée. « L’indiscipline est partout, irrémédiable, à la fois sournoise et absolue. Sur les rangs, en armes, les hommes du bout de la colonne s’assoient sur une caisse, sur un vieux bidon de pétrole, la cibiche aux lèvres, le fusil entre les jambes, pendant que l’on fait l’appel. La présence d’un capitaine n’y change rien. » Une déliquescence qui reflète celle du régime. « Ainsi l’armée Daladier retourne irrémédiablement à l’état de horde démocratique, informe troupeau de toutes les décadences, où le soldat-citoyen met aux voix l’ordre de bataille et retourne chez lui quand la soupe n’est pas bonne. »
Une armée où, à l’image du pays, l’alcool fait des ravages. « A peine viens-je de nouer une amitié qu’elle sombre dans la vinasse. » Une armée où de « monstrueux hoquets d’ivrognerie » remplacent trop souvent les chants militaires. Une armée se préparant, sans préparation militaire aucune, à affronter l’armée allemande, toute de discipline, de rigueur… et de sobriété ! Même chienlit au 5/440, où le griveton Rebatet s’ennuie « dans ce bataillon de pionniers en chômage, parmi les cueilleurs de pissenlits et les rabâchages d’ivrognes ».
Tout était dérision
Durant un bref passage au 5e bureau des Services de renseignement où s’agitent les chefs en proie à toutes sortes de manies loufoques, englués de surcroît dans une sorte d’amidon administratif, Lucien Rebatet constate le même consternant dilettantisme. « Il me semble écrit que je dusse être obstinément rejeté vers la plus grotesque parodie de la guerre, comme si l’horreur qu’elle m’inspirait m’avait désigné pour faire sa véridique caricature. Combien d’autres devaient être comme moi ballottés et charriés ridiculement ! Tout était dérision. »
Ce tourbillon dérisoire et déraisonnable devait malheureusement se terminer par la mort héroïque de cent mille soldats français, par une défaite sans précédent et une occupation de quatre longues années. Lucien Rebatet nous décrit les horreurs de la débâcle avec le pinceau « d’or et de sang » d’un Goya, sous les éclairages du réalisme le plus cru. « Tous les aspects de la plus infâme panique se révélaient dans ces voitures remplies jusqu’à rompre les essieux des chargements les plus hétéroclites, femelles hurlantes aux tignasses jaunes échevelées se collant dans des traînées de fard fondu et de poussière, mâles en bras de chemise, en nage, exorbités, les nuques violettes, retombés en une heure à l’Etat de la brute néolithique, pucelles dépoitraillées à pleins seins, belles-mères à demi mortes d’épouvante et de fatigue, répandues parmi les chienchiens, les empilements de fourrures, d’édredons, de coffrets à bijoux, de cages à oiseaux, de boîtes de camembert, de poupées fétiches, exhibant comme des bêtes devant la foule leurs jambons écartés… »
Et hélas ! parmi les fuyards, « des officiers de toutes les armes et de tous grades, (…) des super intendants dont les magasins géants étaient demeurés portes béantes, livrés au sac de la populace dans des villes que les Allemands n’atteindraient peut-être pas avant huit jours, (…) des médecins aussi et encore des médecins aux képis amarante », déserteurs d’hôpitaux où croupissaient des milliers de blessés et d’agonisants. « Chacun était prêt, dans l’instant, à écraser des femmes, à réduire des enfants en bouillie, à déchiqueter sa propre mère pour s’échapper. Paris, tordu d’immondes coliques, fuyait au hasard en se conchiant. »
Le temps des idéologies
Robert Poulet porta sur son confrère Rebatet ce jugement : « On ne connaît aucun exemplaire plus achevé de l’esprit alpin, qui anime l’une des races principales dont se compose la masse française. » Ce « Dauphinois railleur » aimait en effet côtoyer les gouffres, au risque de s’y fracasser. Ce qui lui arriva, d’une façon spectaculaire, avec la publication de ses Décombres, sous lesquelles il se retrouva bien vite enseveli. Fracassé aux fonds des abysses de l’histoire sous le poids d’un antisémitisme devenu hystérique et de ses rodomontades parfois meurtrières. Lucien Rebatet, « esthète anarchisant » des années vingt, au non-conformisme revendiqué, puis critique de musique et de cinéma apprécié de L’Action française, devint donc, du jour au lendemain, « la figure de l’opprobre absolu ».
Du jour au lendemain ? Heu, non, pas tout à fait… Et c’est sans doute là l’une des raisons qui, à mon avis, rend si durable la malédiction de ces encombrants Décombres toujours aussi sulfureux. Au lendemain de sa publication, loin d’être honni et marginalisé, cet ouvrage connu un succès retentissant, colossal. Le livre le plus lu durant toute l’Occupation, que son auteur dédicaçait à tour de bras dans les meilleures librairies de Paris et de province. Une « scandaleuse notoriété » qui, soixante-dix ans plus tard, alimente toujours la mauvaise conscience française. Pourtant, si la plupart des lecteurs de Rebatet se reconnaissaient dans les descriptions à l’eau-forte de cette France de la défaite et de l’exode, seule une petite minorité, les ultras de la collaboration, partagea les conclusions que l’auteur tirait de ses constats vitrioliques.
Rebatet est en quelque sorte le symbole virulent de ces jeunes Français d’autant plus impressionnés par le dynamisme allemand qu’ils appartiennent à un pays vaincu et humilié. Pour lui, après notre déconfiture militaire, l’espoir de relever la France était donc plus que jamais fasciste – ce fascisme dont il aurait voulu que la France rejoigne le camp bien avant l’enclenchement fatal de 39-40. « La France est couverte de ruines, ruines des choses, ruines des dogmes, ruines des institutions. Elle n’est point l’œuvre d’un cataclysme unique et fortuit. Ce livre est la chronique du long glissement, des écoulements successifs qui ont accumulé ces énormes tas de décombres. »
Longtemps, « le spectacle d’une humanité en proie aux passions idéologiques avait excité ses sarcasmes. Jusqu’au jour où il fut victime de l’une d’elles » : le national-socialisme dont, en tant que cinéphile, il admirait les mises en scène grandioses. Ce bretteur journalistique hors pair devint alors le spadassin d’une mauvaise cause, étrangère de surcroît. D’une cause perdue. D’où « la haine, le mépris et la détestation » dont il fut ensuite l’objet.
Les Décombres n’en demeurent pas moins l’un des meilleurs documents sur l’avant-guerre : le 6 février 1934, le Front populaire, Munich et, d’une façon plus générale, l’histoire des idées politiques dans l’Europe en irruption de ces années-là. Le document le plus vivant sur la drôle de guerre, la débâcle, les premiers temps de l’occupation allemande, Vichy dont l’énergumène, flinguant tous azimuts, fustige le « moralisme niais », fulminant : « Dans les journaux convenables, les commentateurs rompus à ces exercices appelaient le feu du ciel sur les ondulations permanentes et les maillots de bain. Cinquante mille coiffeurs pour dames se voyaient traduits devant le tribunal de l’Histoire de notre défaite, tandis que la déconfiture de nos chars de combat, l’absence de cartouches dans nos compagnies de première ligne étaient des accidents inexplicables du destin. »
Un document capital
Pour sa défense, Rebatet écrira : « Il eût été naturel que la IVe République me fusillât pour avoir hurlé dans Les Décombres un tel mépris de la démocratie à la mode française. Mais c’était une vilenie que d’en avoir voulu faire un livre de trahison. Celui qui n’y entend pas le cri de mort d’un patriotisme étranglé sur les routes de la défaite n’a personnellement jamais su ce que c’est que d’aimer son pays. »
Le cri farouche d’un pays que l’on assassine. Suivi d’un cri de fureur tout aussi dur et sauvage contre ceux qui ont permis cet assassinat. Cela, on peut l’entendre. Mais ses cris de haine exterminatrice contre les Juifs font basculer cette fureur dans l’inadmissible.
Robert Brasillach, parlant des rédacteurs de Je suis partout dans son Avant-guerre, décrit son ami Rebatet comme « le plus opiniâtre et le plus violent d’entre nous tous. (…) Il établit autour de lui un climat de catastrophe et de révolte auquel nul ne résiste ». Un climat exacerbé par l’apocalyptique catastrophe nationale qu’il incarna, par ses dispositions naturelles, mieux que quiconque. Jusque dans ses pires aberrations… « Un grand journaliste, de la race de ceux qui font sauter leur journal quitte à sauter avec », l’appréciation est signée de Bernard de Fallois. C’est en effet ce qu’il advint de l’auteur des Décombres et de son journal, Je suis partout. C’est le sort abrasif des brûlots, ces petits navires chargés de matières combustibles et destinés à incendier les bâtiments ennemis en se consumant eux-mêmes… En ce sens, Lucien Rebatet est le plus « destroy » de nos écrivains.
Jean Cochet – Présent