Pour les Américains, la guerre contre l’Etat Islamique est narrée comme un film de série B par les officiels de Washington, et les déclarations de ces derniers sont les bases du scénario de guerre que rapportent les médias à leur public. Comme dans les séries B, les choses sont simplifiées au maximum, pour les ramener à un combat entre le bon et le méchant, le reste n’étant que fioritures tendant à obscurcir une histoire destinée à des simples d’esprit. Le bon, c’est bien sûr les Etats-Unis, pour lesquels les médias utilisent parfois, par correction, l’expression « coalition », mais sans nommer ses autres composantes. Et le méchant, c’est l’Etat Islamique.
Personne d’autre n’a sa place dans ce combat titanesque. La Russie, l’Armée Arabe Syrienne, l’Armée irakienne, le Hezbollah, l’Iran et les Kurdes, ont disparu du film. Il ne reste plus que les Etats-Unis pour combattre les terroristes, utilisant çà et là quelques supplétifs de la coalition pour des opérations ponctuelles sans grande portée. Du côté des terroristes, les groupes Front Al-Nusra, Front Islamique, et autres Jaïch al-Cham, ont également disparu du script. Il ne reste plus que l’Etat Islamique. Et quel Etat Islamique !
Les Etats-Unis, en tant que grande puissance mondiale (la plus grande, sinon la seule selon eux), avec des bases militaires partout dans le monde et une capacité d’ingérence illimitée, se doivent d’avoir un ennemi à la hauteur. Tout naturellement l’Etat Islamique est dépeint dans le récit américain à l’image de leur pays, comme une puissance tentaculaire, avec une capacité d’action à l’échelle planétaire, un puissance financière qui ferait pâlir de jalousie les ministres des finances allemand, français ou italien, un savoir-faire technologique digne de la NASA, etc. Ce n’est pas la 4ème armée du monde, comme celle de Saddam Hussein qu’ils nous avaient décrite en 1990, mais bien plus, la 2ème juste après la leur. Il leur fallait bien ça, ayant assimilé qu’ « à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ».
Cette puissance colossale est donc en train de reculer de partout grâce aux frappes aériennes de l’aviation US. 200 frappes, depuis le dernier attentat de Paris !!! C’est ce que dit Washington Post, épaté par une telle performance, ne sachant visiblement pas que dans le même temps, des milliers de frappes aériennes ont été menées par ceux qui n’apparaissent pas dans le scénario écrit par le Pentagone. Selon ce journal, chargé de rapporter à la lettre le récit qui doit être conté aux Américains (et aussi aux Européens via leurs journaux de référence respectifs), ces 200 frappes magiques ont porté un coup terrible et irréversible à l’Etat Islamique, en sapant considérablement ses sources financières.
Ce langage, tous les Américains le comprennent parfaitement: sans argent c’est la mort. Washington Post insiste donc sur la déroute financière de l’Etat Islamique. Les combats de libération ville par ville, occasionnant des centaines, voire des milliers de morts, en Syrie et en Irak, sont coupés au montage. Les destructions de colonnes entières de combattants ou de camions de contrebande, le démantèlement de toute l’infrastructure guerrière des terroristes, passent également à la trappe, parce que causés par des frappes providentielles russes. Le récit rapporté par le journal se concentre sur l’essentiel, les 200 frappes magiques. Ils ont ainsi éliminé le ministre des finances de l’Etat Islamique (pour les Américains, c’est un personnage central), pulvérisé une banque (quel désastre !), et touché quelques puits de pétrole, des raffineries, des pipelines et des camions.
Cela a suffi pour faire dire à Washington Post que l’Etat Islamique n’a plus assez d’argent pour payer ses combattants. Que plus ça ira, plus ce sera dur pour eux. Que la discorde et les accusations de corruption commencent à apparaitre parmi les chefs des terroristes. Et, surtout, que l’Etat Islamique va augmenter les impôts pour pouvoir continuer à fonctionner. On se demande bien comment une hausse soudaine des impôts va engendrer des rentrées d’argent supplémentaires du jour au lendemain pour payer les salaires des « fonctionnaires du djihad ». Mais tout est possible avec l’Etat Islamique, et le raccourcissement du temps est une chose habituelle dans un récit de fiction.
.Dans un tel récit, l’Etat Islamique ressemble plus à un Etat fictif des Mille et Une Nuits qu’à autre chose. Si, sur le terrain, les djihadistes de Daesh, et d’autres groupes oubliés dans l’histoire racontée aux Américains, sont bien réels (les Syriens et les Irakiens en savent quelque chose), et si les terroristes qui tuent aveuglément sont également une réalité (Damas, Bagdad, Lahore, Paris, Bruxelles… peuvent en témoigner), l’Etat Islamique, tel qu’il est présenté au Américains, relève de la pure fiction. Cet Etat ayant pour capitale Raqqa ou Mossoul (on ne sait pas très bien), doté d’une puissance phénoménale avec des ramifications dans toutes les grandes villes du monde, et une totale liberté d’action, faisant du business et des transactions par milliards par le biais des circuits bancaires internationaux sans se faire épingler (même la BNP n’y arrive pas !), et enfin, composé d’une vaste étendue de terre morcelée en milliers de petites localités plus ou moins maitrisées, géré mieux que n’importe quel état disposant d’un maillage administratif qui a nécessité des siècles de perfectionnement, cet Etat n’existe tout simplement pas.
C’est pourtant contre cet Etat-là que se bat la coalition américaine. C’est pourtant dans cet état fictif que nos dirigeants vont chercher, disent-ils, les commanditaires des attentats en Europe, faisant semblant d’oublier que les attentats terroristes existaient bien avant son existence, avec les même méthodes, le même type d’exécutants auxquels on a collé la même idéologie bancale depuis 2001, et probablement les mêmes commanditaires. Si les groupes mercenaires djihadistes au Moyen Orient se sont donné plusieurs noms, c’est par stratégie, et c’est aussi, accessoirement, un mode de gestion d’une armée non homogène subdivisée, non pas en compagnies, bataillons, brigades, divisions et corps d’armée, mais en groupes se donnant des noms ronflants, mis en concurrence, d’une certaine manière, les uns par rapport aux autres. Mais c’est la même armée. Prendre un de ces groupes, ou en former un à partir de la jonction de plusieurs autres groupes déjà existants en Syrie, Irak et Afghanistan, lui donner une puissance de feu extraordinaire, lui faire prendre quelques villes clés en Syrie et en Irak avec une publicité que la libération de Rome ou de Paris n’avaient pas connue, lui tailler une carte en plein désert dans laquelle se trouvent incluses les villes en question, et appeler ce tracé « Etat Islamique », ce n’est encore que de la stratégie. C’est toujours une partie de la même armée, avec toujours le même commandement suprême, qui est en action.
Daniel Glaser, le responsable auprès du Secrétaire du Département du Trésor pour le financement du terrorisme, se dit optimiste pour la première fois, mais que le chemin à parcourir est encore long. D’autres officiels américains, relayés par leurs médias, renchérissent dans ce sens, entretenant le mythe du puissant Etat Islamique hyper organisé et hyper structuré. Or ils savent que ce qu’ils racontent aux centaines de millions d’Américains et d’Européens ne correspond pas à la réalité. Ils peuvent avoir des tas de raisons qui les poussent à réécrire en live ce qui se passe au Moyen-Orient. Mais, quelles que soient ces raisons, nous sommes bien obligés de constater que l’existence d’un Etat Islamique hyper organisé et hyper structuré, ayant une puissance presque mondiale, découle directement de leur récit sur ce qui se passe en Syrie et en Irak, et que ce récit est faux.
D’ailleurs, les Syriens et les Russes, ne s’embarrassent pas de ces fables. Ils combattent une armée, composée de groupes de mercenaires, quels que soient les noms qu’ils se donnent, que ce soit Daech, Al Nusra ou autre. C’est toute l’explication du malaise de ceux qui étaient partis en guerre contre un Etat chimérique. Le malaise était d’autant plus grand que l’intervention russe hâtait la fin du film, et risquait de dévoiler l’ampleur de la fiction de tous ces petits groupes de mercenaires en Afrique et ailleurs qui ont, soi-disant, prêté allégeance à un fantôme.