Contributeur régulier du Monde diplomatique, ancien membre du conseil d’administration d’Attac et du M’Pep, Aurélien Bernier est l’auteur de nombreux essais parmi lesquels Comment la mondialisation a tué l’écologie (2012, Editions Mille et une nuit) et La gauche radicale et ses tabous (2014, Seuil). Dans son dernier livre, La démondialisation ou le chaos (octobre 2016, Utopia), il propose un projet de rupture nationale comme alternative au libéralisme, qui articule coopération, décroissance et redistribution des richesses.
Vous aviez écrit il y a quelques années un ouvrage qui s’appelait Comment la mondialisation a tué l’écologie. Quelle était la thèse de ce livre ?
Le titre du livre que vous mentionnez avait une part de provocation. Plutôt que de l’avoir « tué », si l’on veut être rigoureux, la mondialisation a neutralisé l’écologie. La pensée écologique moderne s’est construit dans les années d’après-guerre et s’est diffusée dans les décennies 1960-1970, avec un discours critique par rapport à l’ordre international qui se mettait en place. C’était un discours souvent anticonsumériste, qui dénonçait l’industrialisation excessive. Les grandes puissances économiques ont compris qu’il y avait un risque. Le discours écologiste risquait de s’opposer au libre-échange, et donc à la volonté des grands groupes de produire à bas coût pour plus de profits.
Dans un premier temps, les grandes puissances économiques ont tenté de décrédibiliser les écologistes, mais comme ça n’a pas été très efficace, ils ont fait le choix de la récupération. Dès les années 1970, on a vu de grandes firmes participer à des événements écologiques. Et ce qui était encore l’exception est aujourd’hui devenu la règle : il y a des discours environnementaux dans les rapports d’activité de toutes les firmes multinationales.
Derrière ce vernis marketing, la réalité était bien différente. Dès les premières négociations internationales, notamment à Stockholm en 1972, les libéraux ont imposé l’idée que la protection de l’environnement ne devait pas se faire par le protectionnisme et la limitation du commerce international. Toutes les déclarations dans l’enceinte des nations unies qui ont suivi comportent des mentions similaires.
Dans votre nouveau livre, vous présentez les firmes multinationales comme les maîtres du monde. Vous écrivez : « Elles contrôlent la décision politique et dirigent l’ordre économique mondial ». Comment ont-elles réussi à prendre le pouvoir ?
la-demondialisation-ou-le-chaosCe pouvoir a été pris au fur et à mesure. Le concept de firme multinationale date des années 1950 et concerne au départ des entreprises américaines qui ont adopté une stratégie de conquête de marché à l’étranger et d’un commencement de délocalisation d’une partie de la production. La frontière du Mexique a été franchie pour employer une main d’œuvre moins chère qui fabriquait des produits ensuite réimportés aux Etats-Unis. Les profits ont progressé très rapidement, et les entreprises ont augmenté en volume.
Aujourd’hui elles gèrent des masses monétaires immenses, elles ont des réseaux de sous-traitance à qui elles dictent leurs conditions. Elles ont, surtout, un poids politique de premier ordre avec l’arme du chantage à la délocalisation, qui leur permet de se soustraire à toute réglementation qui nuirait à leurs intérêts.
Prenons l’exemple du marché du carbone en Europe. Dans les années 2000 a été mis en place un système scandaleux d’achat et de vente de droits à polluer, c’est-à-dire à émettre des gaz à effet de serre. Mais ce système constituait malgré tout, pour certaines entreprises, une légère contrainte, car ce sont les Etats qui attribuent les droits à polluer. Arcelor Mittal a jugé qu’il n’avait pas reçu suffisamment de droits à polluer et a menacé de délocaliser pour obtenir satisfaction. Les gouvernements ont cédé et lui ont attribué des quotas supplémentaires. N’importe quelle grande entreprise peut faire ainsi, et c’est d’autant plus facile dans les pays du Tiers-Monde que ces grandes firmes représentent souvent une part énorme de l’emploi local. Il faut briser ce pouvoir des firmes multinationales qui tient à la fois au libre-échange et à la puissance économique de ces groupes.
Concrètement, comment faire pour limiter leur pouvoir ?
Nous avons plusieurs outils à notre disposition, mais le principal est la nationalisation. Quand on parle de nationalisation, on pense tout de suite à celles de l’après-guerre en 1946-1947 et à celles de 1982. Dans les deux cas, pourtant, ces nationalisations n’étaient pas satisfaisantes puisqu’elles se sont faites sans véritable prise de contrôle des entreprises. En 1946, les nationalisations dans le secteur de l’énergie (électricité, gaz, charbonnage) se justifiaient par la reconstruction. Les orientations données par l’Etat étaient principalement économiques. En 1982, les socialistes qui ont nationalisé n’ont jamais voulu prendre le contrôle politique des entreprises, laissant les commandes aux anciens dirigeants.
La nationalisation qui est nécessaire aujourd’hui, pour sortir d’une logique de concurrence internationale, est une nationalisation-prise de contrôle. Ainsi les entreprises sont mises au service d’un projet politique de coopération et de mise en conformité de l’activité économique avec les impératifs écologiques.
C’est un point fondamental car c’est par ce levier de la nationalisation que l’on va pouvoir bâtir un nouvel internationalisme. Les multinationales ont pris un pouvoir très important dans les pays qui détiennent des ressources en énergies fossiles, en métaux, en minéraux, et aussi en main d’œuvre bon marché. Une fois nationalisées, nous aurons un moyen d’action concret de changer les relations avec les pays du Tiers-Monde, et donc de bâtir un nouveau système international plus juste.
En revanche, la nationalisation des grands moyens de production, pour reprendre la rhétorique marxiste, n’est pas forcément nécessaire pour des secteurs non-stratégiques. Un autre outil peut être, comme le permet en théorie la loi anti-trust aux Etats-Unis, de scinder des groupes trop puissants du fait de leur taille, pour qu’ils ne soient pas en mesure de dicter leurs lois. Les grands actionnaires des entreprises qui se sont rendues coupables de crimes économiques seraient expropriés. Pour les autres, il pourra y avoir une indemnisation.
Vous dites qu’au départ vous n’étiez pas favorable à la décroissance, mais que vous vous y êtes finalement rallié. Pourquoi ?
Depuis mes premiers livres, j’ai porté une vision radicale de l’écologie mais je n’étais pas à l’aise avec le terme de décroissance qui correspondait parfois à une vision individualiste, avec un discours qui pouvait ressembler à : « chacun doit agir dans son coin ».
J’ai toujours défendu au contraire une vision politique de l’écologie radicale. Je suis venu finalement à adopter le terme de décroissance car il faut nommer les choses et assumer que la décroissance, c’est-à-dire la réduction de la consommation matérielle, est incontournable quand on consomme, comme c’est le cas aujourd’hui, 150% des ressources naturelles non-renouvelables de la planète.
Je suis venu finalement à adopter le terme de décroissance car il faut nommer les choses et assumer que la décroissance, c’est-à-dire la réduction de la consommation matérielle, est incontournable quand on consomme, comme c’est le cas aujourd’hui, 150% des ressources naturelles non-renouvelables de la planète.
Pour résoudre la crise écologique, selon les classes dominantes, il suffirait de dépolluer. Au contraire, je suis convaincu que la crise environnementale est une crise de la surconsommation. Nous consommons beaucoup trop de ressources !
Par ailleurs, le système capitaliste a toujours utilisé l’idée d’une « autre croissance ». Ce fantasme d’une croissance différente, moins polluante, soutenable, qui serait compatible avec les enjeux écologiques a la même fonction que l’idée d’une autre Europe ou d’une autre mondialisation. Tant qu’on offre cette perspective-là, on ne cherche pas à s’attaquer à la source des problèmes. Si vous pensez que l’Europe peut changer, ou que la croissance peut être « verte », vous n’allez pas vouloir ni la décroissance ni de la sortie de l’Union européenne !
En quoi la démondialisation est-elle nécessaire pour la décroissance ? Et comment faire pour que cette décroissance soit socialement acceptable pour les classes populaires ?
Si on veut mettre en place des mesures de protection de l’environnement, il faut reprendre le pouvoir aux firmes multinationales. C’est le seul moyen pour sortir de la logique des chantages aux délocalisations qui empêchent les gouvernements d’agir. C’est très clair : sans démondialisation, il n’y aura pas de décroissance possible.
Vote deuxième question est la plus complexe auquel le mouvement de la décroissance est confronté. Dans un contexte de paupérisation, la décroissance, si on la présente seule, est un repoussoir pour les classes populaires. Il faut la lier à une nécessaire redistribution des richesses qui permettra de baisser les inégalités. C’est vrai au niveau national, c’est vrai également au niveau international.
Vous évoquez l’Amérique du Sud dans votre livre. Certains de ces pays ont voulu rompre avec le libéralisme, dites-vous, mais ont finalement échoué. Comment expliquez-vous leur échec ?
C’est une expérience très intéressante par rapport au thème de mon livre. Un certain nombre de pays d’Amérique latine ont voulu rompre avec l’ordre économique mondial, avec pour certains (notamment la Bolivie) des préoccupations écologistes.
Quand on est un pays aussi fragile que le Venezuela, la Bolivie ou l’Equateur, il est très difficile de lutter contre des puissances politiques et économiques qui tentent de vous déstabiliser. Les économies de ces pays sont en effet trop dépendantes des marchés mondiaux. Le Venezuela et l’Equateur par exemple sont très dépendants du pétrole – les ressources de l’Etat varient fortement en fonction du prix du baril -, et les méthodes de culture sont intensives et tournées vers l’exportation.
Ce n’est pas du tout soutenable écologiquement. Cela montre qu’un projet de rupture avec l’ordre mondial, pour être viable dans le long terme, doit s’inscrire dans la décroissance. Mais heureusement, la France n’est pas aussi dépendante des ressources fossiles. Son poids économique et politique est suffisant pour lui permettre de réussir là où les pays d’Amérique du Sud sont aujourd’hui en grande difficulté.