Hergé, Séraphin Lampion et la Fin des Temps

Les illustrations de cet article sont propriété exclusive de la société Moulinsart

Par Nicolas Bonnal

Quand la société moderne est-elle devenue décadente ?

Par société moderne j’entends la société vernienne, que Lipovetsky nommait par exemple la démocratie autoritaire, où l’on respectait les maîtres d’école, l’armée, le patriotisme, les classiques, les normes dites bourgeoises. Le tournant est visible chez Hergé vers la fin des années 50, et on le voit aussi à l’œuvre avec la disparition des derniers grands westerns. Ford, Hawks ou Walsh réalisent leurs derniers grands chefs d’œuvre à l’orée des années 60, et après on fait un grand bond dans la société de consommation, la société permissive, sexuelle, celle ou tout est permis, et qui a débouché sur le nihilisme soft. L’émergence de la Nouvelle Vague dans le domaine du cinéma, du western spaghetti aussi, en est une manifestation.

On voit l’entropie à l’œuvre dans Tintin avant la Castafiore, par exemple dans Coke en stock ou même dans l’affaire Tournesol. Tintin ne peut plus jouer son rôle traditionnel, il est progressivement enfermé. Il tourne en rond avec des desiderata humanitaires, il vient en aide aux copains, il cherche par exemple à sauver l’insupportable Abdallah, il est submergé comme le pauvre Haddock par l’actualité médiatique et pas par le cours de l’histoire. Comme Sylvebarbe dans le Seigneur des Anneaux, on constate que le monde a changé, que l’air et l’eau ne sont plus les mêmes. C’est aussi l’époque de la crise de la foi moderne, lorsque par exemple au Québec (les Québécois vous le diront) il y eut cet épisode mystérieux qui vit les églises se vider en quelques mois au beau milieu des années 60. D’un coup ou presque, les catholiques se trouvaient marginalisés.

C’est alors aussi, je veux dire dans tous ces albums évoqués, qu’apparaît l’homme de la Fin des Temps, sous la forme de Séraphin Lampion. On le voit par exemple dans l‘Affaire Tournesol en radio amateur, et déjà il se moque du pauvre capitaine Haddock qui demande de l’aide. Il ne sait que rire, Lampion, car si Tintin est un grognard, lui est un goguenard. Lampion annonce les présentateurs postmodernes de Canal+ qui ne peuvent parler de rien sans s’en moquer (à part de deux ou trois sujets jugés sensibles et décidés d’avance), et tous les idiots de comiques qui sont devenus les vedettes les mieux payées de l’hexagone, alors que l’on ne veut décidément plus de tragédiens ou de héros épiques.

C’est le Français moyen qui aime blaguer à propos de tout ou presque. On le revoit aussi dans le sinistre Coke en stock où tout le monde entre comme dans un moulin, c’est le cas de le dire, au château de Moulinsart. Il s’incruste avec toute sa famille jusqu’au moment où il s’en va, épouvanté par le mot « scarlatine » ; tout comme nos médias étaient épouvantés, ou tentaient de l’être, par le mot grippe A l’an dernier. Lampion est très préoccupé par ses problèmes de santé, on le voit.

Le bougre revient dans les Bijoux de la Castafiore pour assurer les bijoux de l’ogresse. Obsédé par l’assurance, comme tous nos Français moyens, il persiste et signe dans le rire face à celle qui aime tant rire de se voir si belle dans le miroir. Et cet homme puissant finalement fait, par le refus qui lui est opposé, que les bijoux sont volés, au moment où l’on s’y attend le moins.

Lampion est encore là dans Vol 714 pour Sydney, mais pour regarder la télé, où Haddock et Tintin sont devenus les héros amnésiques d’une épopée rocambolesque et ufologique (ils n’ont plus le droit d’avoir vécu une aventure : elle ne peut être que rêvée). Il est le téléspectateur, l’homme de la majorité silencieuse, celui qui regarde les nouvelles. Et l’on retrouve son pouvoir de démiurge dans le dernier album, le plus décevant (au sens presque théologique) de tous, les Picaros. Il conduit un groupe de touristes qui, grimés en pantins de carnaval, vont favoriser une révolution (ou un coup d’Etat plus moderne, comme dit Debord).

On le voit, cet homme sans qualités, n’est pas sans incidence sur le cours de l’histoire. Il est la fin de l’histoire, il est la Fin des Temps à lui tout seul, préoccupé de son nombril, de sa santé, assis devant sa télé, ne pensant qu’à s’amuser, et soucieux quand même de s’assurer.

On me rétorquera que des personnages comme ça existaient déjà au temps de Balzac ou de Gogol. Certes : mais ils ne disposaient pas de la technologie ou du tourisme pour se cloner à l’infini, mais ils ne prenaient pas la place des héros, ils ne faisaient pas le ménage à la place des grands personnages. La lente disparition de Tintin et la sûre émergence de l’angélique et luciférien Séraphin Lampion est une magnifique station de notre lente descente au purgatoire de la posthistoire.

 

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