En 1927, Le Meurtre de Roger Ackroyd – plébiscité en 2013 par l’Association britannique des auteurs de romans policiers comme « le meilleur roman policier de tous les temps » – fut le premier livre d’Agatha Christie publié en français. Il inaugurait aussi Le Masque, première collection consacrée en France au roman policier, sous l’égide de la Librairie des Champs-Elysées (créée par Albert Pigasse deux ans plus tôt), et qui a fêté en avril dernier son nonantième anniversaire.
« L’impératrice du crime » sans cesse rééditée restant tout à la fois sa figure de proue et sa vache à lait. Car jusqu’après sa mort en janvier 1976, Agatha Christie resta fidèle au Masque, qui publia à titre posthume sa Dernière énigme, résolue par Miss Marple. Entre-temps, Un, deux, trois…, un très bon Poirot, avait inauguré en 1966 la collection Club des Masques et La Troisième Fille (un autre Poirot) avait été en 1967 le millième titre sorti par l’éditeur, auquel, dans un chaleureux message, la romancière exprima sa « fierté » d’avoir été choisie pour cette occasion historique, mais aussi l’espoir « de ne pas être trop âgée [elle avait alors 77 ans] pour goûter encore le plaisir d’élaborer et de résoudre quelques problèmes pour la distraction des lecteurs ». On notera la modestie de Dame Agatha qui n’avait d’autre ambition que de distraire, même si elle a souligné dans son Autobiographie la fonction sociale du roman policier qui « contient une sorte de passion. Une passion qui aide à sauver l’innocence. Car c’est l’innocence qui importe et non pas la culpabilité. L’innocent doit être protégé ». « Cela m’effraie, ajoutait-elle, de constater que personne ne semble se soucier de l’innocent. (…) C’est le tueur qui inspire de la pitié. (…) Pourquoi ne serait-il pas exécuté ? »
Rite tridentin et insoupçonnables assassins
On saluera le flair d’Albert Pigasse qui, dès le troisième livre de celle qui était encore la très jeune Mrs Archibald Christie, avait décelé la pépite, ce même flair l’incitant plus tard à éditer les romans de Boileau-Narcejac, de Charles Exbrayat ou de la future baronne Ruth Rendell. Ce protestant natif d’Albi dans une famille de gauche avait-il aussi voulu privilégier une coreligionnaire ? Si tel fut le cas, il serait mal tombé. Agatha Christie était certes anglicane mais elle en tenait, comme d’ailleurs son émule P.D. James, pour la High Church, très proche du catholicisme. Elle participa à la restauration de maints édifices religieux, multiplia en leur faveur les donations de ses droits d’auteur et dans son Autobiographie, à laquelle je me suis souvent référée dans la biographie que je lui ai consacrée (1), elle revient sur l’émotion qui la submerge à la vue des cathédrales ou le « plaisir pris à la messe du dimanche ». A condition que cette messe soit solennelle, raison pour laquelle elle cosigna en juillet 1971 avec Graham Greene une Requête à Paul VI pour le maintien dans les églises catholiques britanniques du rite tridentin qui, « dans son magnifique texte latin », a inspiré tant « d’œuvres d’art inestimables » qu’il « semble particulièrement inhumain de priver l’homme de formes verbales dans l’une de ses plus grandioses manifestations ». La requête ayant été en partie acceptée, la concession resta dans l’histoire comme l’« indult Agatha Christie ».
Sans doute les acheteurs de ses deux milliards de volumes vendus à travers le monde ignorent-ils cet aspect de la romancière. Mais ils se passionnent toujours pour ses intrigues si bien ficelées avec leurs assassins insoupçonnables, pour ses héros si bien campés avec, tel Hercule Poirot, leurs travers et leurs moments de grandeur, ses personnages archétypaux mais si vivants. Ils apprécient son humour, discret mais réel comme le prouve le personnage, qui est aussi son double, d’Ariadne Oliver, coéquipière épisodique de Poirot. Et, à notre époque de l’instantané, du flashy et du tout-jetable, ils aiment retrouver le cadre de ses romans, oasis de pérennité et de sérénité apparente.
Infralittérature ? Sans doute. Archaïsme à l’heure des thrillers sanguinolents ? A coup sûr. Mais en même temps que s’activent les méninges pour élucider l’énigme, le charme opère. Pour Pierre Bayard, professeur de littérature à l’université Paris VIII, « Agatha Christie est un grand écrivain, totalement sous-évalué et négligé ». Hâtez-vous de la (re) découvrir.
(1) Agatha Christie. Collection « Qui suis-je ? ». Ed. Pardès. 128 pages, 12 euros.
Illustration : Portrait d’Agatha Christie par Chard (coll C.G.).