Dans un livre sur “Les beurgeois de la République” (Edition “le Seuil”), le rédacteur en chef de Mondafrique, Nicolas Beau, dresse le parcours, depuis trente ans, de la génération issue de l’immigration qui s’est imposée, aux forceps, dans la vie politique française. Extraits du chapitre 7: “Ces bouts d’arabes”…
Dès la formation du gouvernement en mai 2012, l’amertume était palpable chez certains des plus fidèles soutiens du président François Hollande. Au premier rang de ces déçus, se trouvait Kader Arif, l’ancien numéro trois du Parti socialiste, qui croyait appartenir au premier cercle des hollandistes. Le 16 mai 2012, son ami François Rebsamen, qui voit lui échapper le ministère de l’Intérieur qu’il convoitait depuis des lustres au profit de Manuel Valls, le joint au téléphone : « Kader, je rencontre le président cet après-midi, je vais me battre pour toi et pour Stéphane (Le Foll). » Sans nouvelles de « Rebs », Kader Arif s’envole vers son fief de Haute-Garonne. À peine arrivé à Toulouse, un appel inconnu sonne sur son portable :
« L’Élysée à l’appareil, on vous passe le président.
– Allô, c’est François. Est-ce que tu t’entends bien avec Jean-Yves Le Drian ? J’ai pensé que tu pourrais être son ministre délégué aux Anciens Combattants. »
Un Blanc. Cet hollandiste de la première heure espérait le ministère de la Coopération. En une fraction de seconde, Kader Arif revoit ces voyages à Alger en juillet 2006 et en décembre 2010, qu’il organisait pour un François Hollande en pleine traversée du désert. Il se souvient de ces virées dans les bons restaurants de Toulouse, L’Evangelina ou J’Go, quand le premier secrétaire du Parti socialiste descendait dans le Sud-Ouest. Il a en tête ce dîner, en marge du congrès de Lille en 2007, qui réunissait le dernier carré des hollandistes alors que Martine Aubry les avait évincés de la direction du Parti socialiste.
« Je me suis beaucoup investi ces dernières années, reprend Kader Arif, j’espérais d’autres fonctions.
– Prends déjà ce poste, conclut le chef de l’État, on verra par la suite (1). »
Lorsque Manuel Valls succède à Jean-Marc Ayrault comme Premier ministre, le malentendu s’accentue. Kader Arif est relégué à un simple secrétariat d’État. À ce titre, il n’assiste plus au conseil des ministres et reçoit cinq cents euros en moins, une situation dont il se plaint auprès de Manuel Valls. « Vois cela avec Hollande », lui répond l’autre dans un mépris total (2).
Tous à la trappe !
Chaque matin de la campagne présidentielle de 2012, Faouzi Lamdaoui, l’ancien délégué national à l’égalité du Parti socialiste, attendait le candidat socialiste à la brasserie Rigalia dans le XVIe arrondissement à deux pas du domicile de Valérie Trierweiler, sa compagne d’alors. Depuis plusieurs années, Faouzi jouait le rôle du fidèle factotum de François Hollande. Ses bonnes relations avec le Premier ministre algérien Sellal et ses entrées, via un de ses parents dentiste à Marseille, chez les militaires du DRS algérien avaient contribué à la lune de miel de François Hollande avec l’Algérie. Après la victoire de la gauche aux présidentielles, ce fils d’un instituteur de Constantine espérait bien des fonctions d’ambassadeur, de préfet, voire de ministre. Eh bien, il n’obtiendra qu’un poste de vague conseiller « à l’égalité et à la diversité », logé dans les soupentes de l’hôtel Marigny, l’annexe de l’Élysée. Et encore, Faouzi Lamdaoui ne figurait nulle part sur le premier organigramme. Seule l’insistance de Valérie Trierweiler lui permet de ne pas être totalement passé à la trappe !
Une fois nommé, le conseiller à l’égalité et à la diversité adresse d’innombrables notes à l’entourage du chef de l’État pour faire avancer ses dossiers. Toutes lui reviennent frappées de la même réponse négative. « Ces dossiers n’intéressent pas le Président. » Lors de l’incroyable histoire des rapports de Matignon sur l’intégration, l’Élysée avait mis en avant le désintérêt de l’opinion publique pour expliquer que le président ne prendrait pas la parole lors du trentième anniversaire de la Marche des Beurs. Les banlieues ne font plus partie du logiciel du pouvoir. Quand Amirouche Laïdi, l’emblématique fondateur du Club Averroes, rencontre la conseillère du chef de l’État chargée des questions sociétales, Constance Rivière, la musique est la même. « C’est dommage, lance ce dernier, que vous ne remettiez pas plus de décorations pour les gens de la diversité, c’est important. » « C’était la tendance sous Sarkozy, ce ne sera plus le cas avec nous (3). »
Coup de tonnerre à la fin de l’année 2014, Kader Arif et Faouzi Lamdaoui vont être écartés de leurs modestes fonctions deux ans après leurs nominations. Le 10 septembre, Le Canard enchaîné raconte comment le secrétaire d’État aux Anciens Combattants aurait favorisé la passation de marchés du conseil régional Midi-Pyrénées au profit de boîtes tenues par ses neveux, cousins, frères et belles-sœurs (…) En vingt minutes d’entretien, le Président se sépare de ce compagnon de longue date.
« Tu as fait du très bon boulot, constate le chef de l’État.
– Merci, répond Kader Arif, mais j’ai le sentiment que mon talent a été gâché. »
À peine un mois plus tard, c’est au tour de Faouzi Lamdaoui d’être renvoyé devant la justice pour « abus de biens sociaux », « faux » et « usage de faux ». La manière pour l’éjecter sera encore plus expéditive. Reçu par le secrétaire général de l’Élysée Jean-Pierre Jouyet, un inspecteur des finances hautain qui fut ministre sous Nicolas Sarkozy, le pauvre Lamdaoui est confronté à l’arrogance de la caste au pouvoir, de gauche comme de droite :
« Nous ne pouvons pas nous permettre, lui assène-t-il, de garder ceux qui ne travaillent pas.
– Vous osez me dire cela, lui répond Faouzi, vous qui avez servi la droite, alors que moi j’étais présent auprès de François Hollande aux heures difficiles. »
Entre deux rendez-vous, le chef de l’État, glacial, adresse cette simple recommandation à son fidèle collaborateur : « Il te reste à assumer ta défense. » (…)
« Le syndrome de l’homme blanc »
Pas la moindre convocation de la police financière n’est venue conforter les premiers soupçons contre Kader Arif. Faouzi Lamdaoui, lui, a bénéficié d’un non-lieu. Peu importe, « nous sommes nés coupables », constate Kader Arif. En quittant le gouvernement, ce fidèle d’entre les fidèles a vu ses dernières illusions s’envoler. « Le pouvoir de gauche, affirme-t-il désormais, pense à tort que l’électorat des Beurs lui est acquis. Pourquoi faire un effort, pense Hollande, puisque les jeunes des cités reviendront vers les socialistes ? Eh bien, cet optimisme est illusoire. Nous ne sommes que des bouts d’Arabe », ces desperados que l’on peut jeter comme des Kleenex ! (…) « La représentation de la France telle qu’elle est, poursuit Kader Arif, ne concerne plus le Parti socialiste, François Hollande est sous le charme de ses jeunes et jolies ministres. » Et d’ajouter d’une formule terrible : « Le chef de l’État a cédé au syndrome de l’homme blanc âgé de plus de cinquante ans (4). »
Hasard de calendrier, François Hollande s’est séparé d’Arif et de Lamdaoui, ses fidèles collaborateurs, au moment même où il valorise, ses « jeunes et jolies ministres » issues de la diversité. C’est l’époque où François Hollande confie au magazine Society, en mars 2015, que « Najat Vallaud-Belkacem apporte plus d’écoute, de compréhension, d’imagination que bien d’autres avant elle ». En septembre 2015, le chef del’État se rend à Tanger pour sceller une réconciliation définitive avec le roi Mohamed VI, longtemps en froid avec le pouvoir socialiste qui avait cessé toute coopération en matière de terrorisme. Ce jour-là, François Hollande emmène dans ses bagages Najat Vallaud-Belkacem et Myriam El Khomri, toutes deux d’origine marocaine. Parmi les invités de Sa Majesté, se trouve aussi Mehdi Qotbi, un peintre charmant et prolixe qui est devenu le lobbyiste incontournable entre la France et le Maroc. Autres amis du souverain, les humoristes Jamel Debbouze et Gad Elmaleh assistent au repas. Enfin, cerise sur le gâteau royal, Rachida Dati est imposée à ce déjeuner par Mohamed VI.
Le soir de son apparition au salon de l’Agriculture, le 27 février 2016, où il fut copieusement hué par des paysans en colère, François Hollande se consola en se rendant à un dîner offert par le roi du Maroc à Paris. Najat Vallaud-Belkacem, toujours présente, était placée à la gauche du souverain marocain. Audrey Azoulay, énarque compétente et brillante tout juste nommée ministre de la Culture, était assise, elle, à la droite de François Hollande. Rachida Dati participait, ce jour-là encore, aux agapes, tout comme quelques capitaines d’industrie comme Vincent Bolloré.
(…) Najat Vallaud-Belkacem, Myriam El Khomri et Audrey Azoulay, les cadettes du gouvernement, sont utilisées par le pouvoir de gauche en peine de renouvellement pour donner l’illusion d’un rajeunissement et d’un métissage. Les politiques français sont apparemment flattés de brandir ces icônes tricolores d’autant plus dévouées à leur cause qu’elles leur doivent l’essentiel de leur carrière. Et les Français, en plaçant souvent ces aimables figures en haut des sondages de popularité, veulent croire ainsi à l’innocence retrouvée de la vie politique.
Figure emblématique de la gauche au pouvoir, Najat Vallaud-Belkacem a réussi apparemment un sans-faute. Des cités aux palais, le story telling est parfait : des études brillantes à Sciences Po Paris ; des fonctions de porte-parole auprès de Ségolène Royal et de François Hollande, lors de l’élection présidentielle de 2007 puis de 2012, qui la font connaître ; une ascension politique spectaculaire enfin à l’ombre du maire de Lyon, Gérard Collomb en 2003, puis de Ségolène Royal en 2007 et enfin de Manuel Valls, qui a fait d’elle la troisième par l’ordre protocolaire au sein de son gouvernement et la première ministre femme de l’Éducation à l’âge de trente-six ans. La réussite de Najat Vallaud-Belkacem fait irrésistiblement penser à celle de Rachida Dati : même sourire enjôleur, même capacité à mordre, même instinct pour devancer les désirs du chef de l’État, que ce soit Sarkozy ou Hollande. À la une de Rachida dans Paris-Match vêtue d’une superbe robe rose et rouge dessinée par Dior, répond la couverture de Elle montrant une Najat, à peine nommée ministre, en veste noire satinée et simple robe de jean.
Ne lancez surtout pas l’hypothèse d’une Najat qui serait une autre Rachida dit François Pirola, le conseiller spécial de la ministre de l’Éducation nationale et son ami de toujours. « Tout les oppose, tranche-t-il, Najat possède un passé d’élue locale à Lyon pendant dix ans dont Rachida Dati ne peut pas se targuer (5). » Quant au sourire enjôleur, poursuit le conseiller, il répondrait chez la ministre à une « philosophie de l’existence », pas moins. Le journaliste est invité par ce proche de Najat à lire le texte que la ministre a publié dans L’Express : « L’éthique du sourire . » Ce texte bien scolaire est à l’image de l’ennui que distillent les interventions publiques d’une ministre nourrie par les plans en deux parties de l’Institut d’études politiques de Paris. « Pour paraphraser Gramsci, débute Najat dans sa tribune libre, je suis optimiste et de bonne humeur d’abord par volonté. » Pauvre Gramsci, devenu l’alibi intellectuel d’une absence de pensée. « Une expression de visage avenante comme le sourire, poursuit-elle, est pour moi une philosophie du rapport à l’autre, quelque chose de profond qui vient de loin, sans doute de l’enfance (6). » Voilà surtout bien des circonvolutions pour masquer le véritable talent de Najat Vallaud-Belkacem, l’art de l’esquive par un sourire enjôleur.
La différence entre les deux égéries de la politique française que sont Rachida Dati et Najat Vallaud-Belkacem tient à leur degré de sincérité. Chez Rachida Dati, tout surmoi est absent. Son goût pour l’argent et sa quête de pouvoir sont assumés, revendiqués, brandis. Méchante parfois, drôle toujours, cette langue de vipère ne rate jamais un bon mot. Quitte à s’exposer ! Et à prendre des risques ! Rachida ne ferraille pas avec ses adversaires, elle cogne. « Tu as vu le look de Najat ? », demande-t-elle, à l’automne 2015, à l’auteur de ce livre, peu de temps après le déjeuner de Tanger entre François Hollande et Mohamed VI. Impudique, écorchée, contradictoire, Rachida vit dangereusement. Elle a transformé sa vie chaotique en un récit romanesque.
Tout autre est le parcours de Najat Vallaud-Belkacem, une Rachida Dati dissimulée. Tout aussi narcissique et ambitieuse que Rachida, Najat prend la posture de la bonne élève appliquée et disciplinée qui veut faire plaisir à ses maîtres d’école successifs : Ségolène Royal, François Hollande ou Manuel Valls. Tout en contrôle, cet animal politique est nourri par une communication omniprésente.
Communication toute !
« Elle sait moins produire que vendre ! », dit méchamment d’elle son ancien protecteur Gérard Collomb (7). Dès qu’elle intègre le conseil régional de Rhône-Alpes en 2003, Najat finance un site internet, qu’elle agrémente des textes de ses interventions et de clichés de son joli minois. Devenue ministre, cette stakhanoviste de l’image est connue pour vérifier en temps réel la moindre photo qui est prise d’elle. Les « éléments de langage », les fameux EDL, sont dûment préparés par le cabinet de la ministre et précèdent toute intervention publique. Ses collaborateurs, jeunes et dévoués à sa personne, sont priés de tweeter le moindre de ses borborygmes dans les réseaux sociaux. Lors de sa prise de fonction comme ministre de l’Éducation et alors qu’elle est la première femme à accéder à un tel poste, Najat prend le temps de balancer un tweet aussi insignifiant qu’inutile : « « À cet instant précis, je pense aux enseignants qui ne comptent ni leur temps ni énergie (sic) pour transmettre leur savoir. » « Ni énergie », voici un moment historique salué par une faute de français.
Le moindre grain de sable enraye une telle mécanique de pure communication. La scène se passe le dimanche 24 janvier 2016 sur le plateau du « Supplément », sur Canal + . Najat Vallaud-Belkacem, pimpante ministre de l’Éducation nationale, est venue défendre sa politique. Souriante, forcément souriante, Najat répond aux questions d’Ali Baddou, l’animateur du « Supplément », lorsque Idriss Sihamedi, le responsable d’une ONG islamiste de banlieue parisienne, prend la parole. Ce salafiste qui assume publiquement son refus de serrer la main aux femmes est venu commenter l’arrestation d’un militant incarcéré au Bangladesh. La conversation roule sur Daech que Sihamedi n’arrive pas à condamner clairement. « On est un peu gêné de votre réponse », se désole l’animateur, Ali Baddou, qui se retourne vers Najat. « Vous souhaitez réagir ? » Visage impassible, la ministre décline laconiquement. « Cette association a une façon de voir les choses qui me met mal à l’aise », finit-elle par répondre.
Najat Vallaud-Belkacem, la femme politique qui s’est toujours déclarée passionnée par les questions d’égalité entre les femmes et les hommes, vient de trébucher. Face au discours rétrograde du salafiste, la jeune ministre est restée sans voix. Pour contrer le tollé de critiques qui s’abattent sur les réseaux sociaux, Najat répète, dans un tweet, la parade adoptée sur le plateau de Canal + . À savoir le refus d’une polémique jugée inutile. Deux jours plus tard, la ministre, dûment conseillée par Matignon, comprend que face au buzz elle se doit de réagir plus nettement. Dans un entretien accordé au Parisien, la ministre laisse entendre qu’elle aurait été piégée par Canal +. Les journalistes, prétend-elle, ne l’auraient pas avertie qu’elle serait confrontée à un tenant de l’islam radical. Faux, chaque invité de l’émission est prévenu, plusieurs jours avant leur venue de la composition du plateau. « J’étais indignée de la tribune qu’on venait de lui donner, tente-t-elle de se justifier. Aurais-je dû m’engager dans un débat avec cet individu, allez au clash dans les trente secondes de temps de parole qui m’étaient offertes à la fin de son interview ? Non, car cela aurait été reconnaître une valeur à sa parole, lui donner beaucoup d’importance. » Et de surjouer l’indignation qu’elle n’a pas manifestée en temps réel : « Quant à son refus de serrer la main de femmes, je fulminais, explique-t-elle dans les colonnes du quotidien. J’étais indignée. C’était plus que de l’indignation, de la nausée (8). » Les images de l’émission la montrent pourtant légèrement impatiente, mais parfaitement calme, d’un contrôle parfait.
Une enfance enfouie
De son passé, Najat Vallaud-Belkacem a fait table rase. Il n’existe pratiquement pas une photo d’elle jusqu’à l’âge de quinze ans. « La relation qu’entretient la ministre avec ses origines relève de la sphère privée, tranche François Pirola, son conseiller. Son histoire familiale n’a pas de place dans la conception qu’elle se fait du combat politique (9). » Née dans une ferme isolée du côté de Beni Chiker dans le Rif marocain en 1977 et arrivée en France à l’âge de cinq ans, la petite Najat rejoint son père Ahmed, maçon d’abord à Abbeville dans la Somme puis à Amiens. Installé avec ses six frères et sœurs dans une HLM de Amiens Nord, le quartier défavorisé de la ville, la petite Najat n’a pas la vie très facile. En fait, Ahmed, ce père dont elle ne parle jamais, interdit à ses filles de sortir et de s’amuser. La seule distraction de Najat et de sa grande sœur Fatiha, aujourd’hui avocate à Colombes (Hauts-de-Seine), est de se rendre aux ateliers couture et broderie de l’Alco, le centre social du quartier le samedi après-midi. « J’étais dans une famille où je n’avais pas beaucoup de loisirs donc j’ai beaucoup travaillé », s’est-elle contentée de dire, un jour, tout en retenue. Les études pour oublier sa condition de jeune fille du ghetto, Najat s’y lance à corps perdu. D’abord à la fac de droit d’Amiens puis à Sciences Po où elle est admise en 2000. La fréquentation de la jeunesse dorée de Saint-Germain-des-Prés lui permet d’oublier les tours grises d’Amiens Nord, de les effacer de son esprit. La « gazelle », comme elle est désignée dans la seule biographie qui lui a été consacrée, refuse de la jouer Cosette. « Je ne suis pas à proprement parler, écrit-elle, une fille de banlieue . » Que ce soit à la mairie de Lyon, où elle fait ses premières armes auprès de Ségolène Royal, où elle plaide, comme sa patronne, pour confier les jeunes délinquants à l’armée, ou au Parti socialiste où elle hérite d’un secrétariat national aux questions de société, Najat Vallaud-Belkacem pourchasse méthodiquement toute allusion à ses origines. « Rien ne me semble plus triste que d’être enfermée dans la caution de la diversité, écrit-elle, et d’être réduite à la représentation d’une communauté ou d’un groupe de personnes(10). »
Najat Vallaud-Belkacem accepte de participer au très chic Conseil des Marocains de l’étranger de Mohamed VI, du moins jusqu’en 2011 où elle démissionne quand une élue de droite réactionnaire met en cause sa double appartenance française et marocaine. En revanche, cette fille d’immigrés d’une ZUP d’Amiens Nord mettra quinze ans avant d’oser retourner sur les lieux de son enfance. La scène est filmée dans un documentaire de LCP. Elle est alors la ministre de l’Éducation. Sa réussite est enfin suffisamment affirmée pour lui permettre d’affronter le centre social du quartier toujours dirigé par Mohamed El Hiba, celui qui lui avait permis de sortir de chez elle et d’échapper à la pesante emprise paternelle pour y suivre les cours de couture. Mais même là, quinze ans après, l’émotion semble très maîtrisée, presque de commande…
« Elle ne serait peut-être pas là si elle s’appelait Claudine Dupont, a dit un jour Ségolène Royal à un journaliste du Point. Elle doit assumer son identité et en être fière. » Najat l’a mal vécu… mais n’a pas varié de plan de carrière. La Franco-Marocaine naturalisée à dix-huit ans ne sera pas l’ambassadrice des quartiers difficiles, ni surtout la pasionaria des Français issus de l’immigration.
Au fond, Najat a-t-elle des convictions ? À lire les titres des chapitres qu’elle égrène dans le livre qu’elle publie durant la campagne présidentielle de 2012, onpeut en douter. « La perte des illusions », « Le progrès autrement », « L’avenir du présent », « Une république émancipatrice » : voici les objectifs bien flous qu’elle assigne à sa vie politique. La conclusion du livre, à la gloire de François Hollande sur le point d’être élu, vaut le détour : « François Hollande, en écho à Camus, l’affirme aujourd’hui : qu’est-ce que la gauche, sinon la voie la plus rapide pour traduire en actes le rêve français ? »
Son seul étendard est cette égalité entre les femmes et les hommes qu’elle brandit à toute occasion. Dans le vaste bureau qu’elle occupe rue de Grenelle, la ministre de l’Éducation a posé un cadre sur la cheminée où l’on peut lire : « Chef, n. m. (nom masculin), personne qui commande, qui exerce son autorité… Cheffe, n. f. (nom féminin), personne qui commande, qui exerce son autorité ! » Vaste programme !
Des convictions au fil de l’eau
Sans colonne vertébrale, Najat Vallaud-Belkacem est devenue en revanche l’adepte du name dropping. À peine nommée ministre en 2012, elle fait venir à son cabinet deux personnalités de sensibilité opposée pour se border à gauche et à droite : la féministe et très gauchiste Caroline de Haas et une ancienne dirigeante de la CFDT, proche de Jacques Delors et d’Edmond Maire, Laurence Laigo. « Sans ligne politique claire, constate un de ses anciens conseillers, Najat Vallaud-Belkacem n’est pas là pour régler les problèmes, mais pour les utiliser, avec une grande intelligence tactique, pour servir son image (11). » On la voit au sein du gouvernement surveiller du coin de l’œil Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et possible rivale, se rapprocher de Christiane Taubira, l’icône emblématique, et admirer Fleur Pellerin, à qui, un temps, elle voulait ressembler.
Najat Vallaud-Belkacem est souvent prise en flagrant délit de baisser les armes sans combattre. Jeune ministre des Droits de la femme, elle s’était aventurée à prôner, sans réfléchir, l’abolition de la prostitution. Juin 2012. À peine nommé, le cabinet de la ministre néophyte harcèle les rédactions parisiennes pour obtenir de l’espace médiatique. Pressée de donner de la chair à ses premières fonctions ministérielles, Najat Vallaud-Belkacem veut présenter un vrai programme. Le Journal du dimanche est l’un des premiers à lui tendre le micro. Mais cela ne fait même pas deux mois qu’elle occupe le poste et n’a finalement pas grand-chose à dire ni sur la parité ni sur les violences faites aux femmes. « Comment envisagez-vous la lutte contre la prostitution ? » lui demande alors, en fin d’entretien, la journaliste de l’hebdomadaire restée sur sa faim. « Mon objectif, comme celui du PS, c’est de voir la prostitution disparaître », répond la ministre décidément très volontariste. Trop ? L’annonce est totalement improvisée, la mesure ne figure évidemment pas dans les engagements du candidat Hollande. Tollé. Même à gauche. Qu’à cela ne tienne, Najat est la reine du rétropédalage. Premier temps : se mettre aux abonnées absentes. La cellule de communication de la ministre passe la consigne à chaque demande d’interview. « Mme Vallaud-Belkacem ne souhaite pas revenir sur le thème de la prostitution. » Deuxième temps : Najat refile la patate chaude. En l’occurrence, elle annonce qu’elle laisse l’Assemblée nationale réfléchir aux meilleurs moyens de juguler la prostitution. Près de quatre ans après, c’est effectivement d’une proposition parlementaire que viendra le seul texte du quinquennat Hollande sur la prostitution. Plus question d’interdire, mais seulement de pénaliser le client. Tout le monde a oublié la déclaration à l’emporte-pièce de la jeune ministre en début de quinquennat.
Il en sera de même avec l’autre proposition forte du temps du ministère des Droits de la femme, les ABCD de l’égalité. Ce programme scolaire, destiné à promouvoir la théorie du genre dans les maternelles et fortement combattu par la droite, sera finalement enterré en catimini par Benoît Hamon, son prédécesseur à l’Éducation nationale. Najat n’a pas cherché à s’opposer à cet enterrement de première classe d’une de ses réformes emblématiques.
Contre le pouvoir, tout contre
(…) Arriviste Najat ? C’est sa réputation. Plutôt que s’enfermer dans un déni d’un autre âge, la ministre moderne préfère assumer, elle qui reconnaît dans un accès de franchise un certain sens de l’opportunisme. Elle explique ainsi volontiers le début de sa lune de miel avec Ségolène Royal qui l’avait bombardée porte-parole de sa campagne présidentielle de 2007. « Je lui ai fait part, à chaque fois que je l’ai vue, de mon désir d’être utile », a-t-elle reconnu un jour dans Le Monde. Les animateurs de « Désirs d’avenir », la galaxie Royal, sont intarissables sur les danses du ventre répétées que la petite Najat avait exécutées auprès de la candidate du PS, dès le lendemain de sa désignation après les primaires. Son génie pour obtenir une place dans la voiture de la candidate lors d’un déplacement à Lyon, ses manœuvres pour réussir à s’asseoir au côté de la candidate dans l’avion qui l’emmenait au Portugal, lors d’un voyage officiel. À chaque fois, le charme, la disponibilité et le sens de la révérence dont a fait preuve celle qui n’était alors qu’une adjointe au maire de Lyon ont fait des miracles. Le poste de porte-parolat enfin obtenu, Najat Vallaud-Belkacem a commencé à se détacher de son premier mentor, Gérard Collomb, qui n’a toujours pas digéré sa « trahison ».
Après avoir porté la bonne parole de Ségolène Royal en 2007, elle s’est rapidement imposée auprès de Martine Aubry qui, patronne du PS, la nomme déléguée nationale aux questions de société, avant de rejoindre François Hollande candidat. Lorsque la bonne amie du président, la journaliste Valérie Trierweiler, apporte son soutien sur le réseau social à Olivier Falorni, le candidat dissident du PS opposé à Ségolène Royal aux législatives de La Rochelle, Najat veut surtout ne se brouiller avec personne. Mais plutôt que voler au secours de « Ségo », sa marraine en politique, la bonne élève préfère ménager Valérie Trierweiler dont elle subodore l’influence au Château. « Mme Trierweiler est une femme libre et moderne qui s’exprime librement », expose-t-elle alors dans les médias. Sans hésiter à préciser, peu après, que « la parole officielle émane du Président », lorsque François Hollande réaffirme son soutien à Ségolène, la candidate officielle du PS. Du grand art !
Najat Vallaud-Belkacem a parfaitement assimilé les codes du pouvoir. Son parcours individuel est un sans-faute. Une brillante intellectuelle féministe comme Élisabeth Badinter voit en elle une incarnation de « l’élite républicaine », qu’elle appelle de ses vœux. « Rachida Dati, Najat Vallaud-Belkacem et Myriam El Khomri, explique-t-elle au journal Le Monde, prennent la place qu’elles méritent dans la société. » Mais à quel prix ! La philosophe, à sa façon bien méprisante, souligne la coupure définitive entre la beurgeoisie intégrée, façon Rachida ou Najat, et les banlieues populaires condamnées à l’archaïsme. « Dans une certaine frange des quartiers, poursuit-elle, ces femmes ne sont plus des modèles pour toutes car, adoptant les valeurs de la République, elles ont tourné le dos aux valeurs ancestrales (12). »
1. Entretien avec Kader Arif du 3 mai 2016.
2. Id.
3. Cette anecdote a été racontée à l’auteur par Amirouche Laïdi, le 9 juin 2016.
4. Entretien avec Kader Arif du 3 mai 2016.
5. Entretien avec l’auteur de François Pirola, le 2 juin 2016.
6. « L’éthique du sourire », Najat Vallaud-Belkacem, L’Express, 28 novembre 2013.
7. Alain Faujas, « Bulldozer de charme », Jeune Afrique, 14-20 septembre 2014.
8. « Malaise sur le plateau du Supplément », Sylvain Merle, Le Parisien, 28 janvier 2016.
9. Entretien avec François Pirola du 2 juin 2016.
10. Najat Vallaud-Belkacem, Raison de plus, Paris, Fayard, 2012.
11. Entretien avec l’auteur d’un ancien conseiller de Najat Vallaud-Belkacem, qui a souhaité conserver l’anonymat, le 5 avril 2016.
12. Élisabeth Badinter, « Une partie de la gauche a baissé la garde », un entretien avec Nicolas Truong, Le Monde, 3-4 avril 2016.