Au matin de la Libération, Simone va payer pour avoir aimé un Allemand mais, surtout, elle sera injustement accusée d’avoir dénoncé des voisins.
Au téléphone, l’archiviste du Pas-de-Calais m’avait dit : « Allez sur eBay Allemagne, tapez “zweiter Weltkrieg” et “Frankreich” et vous verrez défiler toute l’armée allemande pendant l’Occupation. » Elle n’avait pas menti. Les Allemands vident les greniers et vendent les photos du grand-père enrôlé dans la Wehrmacht. Sous mes yeux, des dizaines d’images de Béthune, d’Arras, de Bordeaux ou d’Annecy témoignent de la vie quotidienne des soldats sous l’Occupation. Et soudain, je lis « Chartres 1942 ». Mon œil est attiré par un détail, la présence de neuf femmes en civil au milieu de cent soldats en uniforme. Je reçois le document trois jours plus tard. Il provient de la région de Zwickau, en ex-Allemagne de l’Est.
Le cliché a été pris dans le jardin d’une maison bourgeoise. C’est l’hiver, quelques feuilles jonchent le sol. Devant les gradés, les femmes en manteau sourient au photographe. En arrière-plan, sous-officiers et soldats. L’instant semble joyeux, comme sur une photo de fin d’année au collège. Au verso, figure une dédicace signée Ebmeier. Mais le reste de l’écriture est indéchiffrable. « C’est du Sütterlin, m’explique une germanophone, une ancienne écriture qui n’est plus enseignée depuis les années 1930. » La traduction : « En souvenir de notre activité commune à Chartres, Chartres 1942, Ebmeier, Oberstleutnant et Feldkommandant ». Ebmeier n’est pas un inconnu, c’est le commandant en chef de l’armée allemande à Chartres à partir de septembre 1940. C’est lui qui pose au centre, au deuxième rang.
EBMEIER ÉPROUVERA TOUJOURS DU RESPECT, DE L’ADMIRATION, POUR LE COURAGE DE JEAN MOULIN
Dans « Premier combat », Jean Moulin, préfet d’Eure-et-Loir du 21 février 1939 au 2 novembre 1940, a fait le récit de l’arrivée des Allemands dans sa ville, et évoqué Ebmeier. Le 17 juin 1940, les officiers de renseignement nazis ont voulu obliger le jeune préfet à signer un document accusant les tirailleurs sénégalais de l’armée française du massacre de huit femmes et d’enfants. Moulin, indigné, refuse. Emmené à la gare de la Taye, à 12 kilomètres de là, il est injurié, passé à tabac et enfermé quelques heures avec les cadavres déchiquetés. En réalité, ces réfugiés civils ont été victimes d’un bombardement de la Luftwaffe. Craignant de céder au déshonneur sous les coups, Jean Moulin tente de se trancher la gorge. D’où sa célèbre photo avec l’écharpe qui cache le pansement. A l’aube, il est sauvé. Après cet épisode, il reprendra ses fonctions et entretiendra des relations tendues avec l’occupant. Mais Ebmeier éprouvera toujours du respect, de l’admiration, pour son courage. Quand il apprend que Jean Moulin est révoqué par Vichy, il tente de s’interposer, sans succès. Alors, le 14 novembre 1940, Ebmeier se paie le luxe de prononcer l’éloge public de Jean Moulin : « Je vous félicite de l’énergie avec laquelle vous avez su défendre les intérêts de vos administrés et l’honneur de votre pays. »
Dès son arrivée à Chartres, la Feldkommandantur s’installe boulevard Chasles dans l’immeuble de la compagnie d’assurance des travailleurs français. La maison sur la photo se trouve juste en face. Elle a été réquisitionnée par les forces d’occupation pour les officiers. Aujourd’hui, c’est une agence de la Caisse d’épargne. Même si un nouveau bâtiment et un parking ont remplacé le jardin et les arbres, les lieux restent reconnaissables. Mais ces femmes en civil, qui étaient-elles ? Des Allemandes, des Françaises ? C’est Gérard Leray, professeur chartrain d’histoire-géographie et coauteur avec Philippe Frétigné d’un livre sur la tondue de Chartres, qui reconnaît l’une d’elles : celle qui rayonne au centre de l’image, le visage poupin, vêtue d’un manteau d’hiver et d’une robe à carreaux. Simone Touseau, la tondue de Robert Capa !
SIMONE TOUSEAU, 23 ANS, TONDUE POUR «COLLABORATION HORIZONTALE»
Le cliché du reporter américain, pris deux ans et demi après la « photo de famille » en face de la Kommandantur, a fait le tour du monde. Une preuve de la cruauté des foules. Le 16 août 1944, Simone Touseau, une interprète de 23 ans, est tondue pour « collaboration horizontale ». Robert Capa croise sa route quand elle sort de la préfecture, le crâne rasé. Elle porte dans ses bras la petite Catherine, née trois mois plus tôt de ses amours avec le soldat allemand Erich Göz. Pendant que les troupes américaines combattent encore dans les rues de la ville, les FTP sont partis à la chasse aux collabos. La justice est expéditive. Onze femmes sont tondues ce jour-là, suspectées d’avoir travaillé pour l’occupant ou d’avoir flirté, voire couché, avec des soldats allemands. Parmi elles, deux ou trois prostituées. Simone Touseau allaite mais ne bénéficie d’aucun traitement de faveur. Au contraire, elle est la seule dont le front est brûlé à deux reprises au fer rouge. Les « coiffeurs » la raccompagnent chez elle dans une marche honteuse et triomphale. Elle a juste le temps de confier son bébé à sa sœur Annette avant de partir rue des Lisses pour être enfermée à la prison.
La photo de l’immeuble de la Caisse d’épargne le démontre : Simone Touseau participe incontestablement à la collaboration. Mais il y a beaucoup plus grave. La rumeur l’accuse d’être une dénonciatrice. Elle serait à l’origine d’une rafle survenue à Chartres, dans le quartier de la rue de Beauvais, où elle habite avec ses parents. Dans la nuit du 24 au 25 février 1943, cinq chefs de famille sont arrêtés par le Sipo-SD, la police de sûreté allemande. Accusés d’être des « ennemis de l’Allemagne » et d’écouter la BBC, ils sont déportés à Mauthausen, en Autriche. Seuls deux d’entre eux en reviendront. A leur retour, on leur dira que c’est Simone Touseau, la voisine qui travaillait pour les Allemands, qui les a dénoncés . Ils en resteront persuadés.
L’historien Gérard Leray a reconnu une autre femme sur la photo venue d’Allemagne de l’Est. Ella Amerzin-Meyer. Née en Suisse alémanique le 22 août 1911, parfaitement bilingue, elle est arrivée à Chartres à la suite de son mariage avec un pilote français, le capitaine Georges Meyer, héros de la Première Guerre mondiale, dont elle vient de divorcer. Ella collectionne les amants, qu’elle n’a pas de mal à trouver dans son milieu professionnel. Elle aussi est interprète, mais pour le fameux Sipo-SD. Lors de la traque aux « terroristes », elle traduit les interrogatoires des résistants, parfois torturés. « La rumeur disait qu’elle était la maîtresse du commandant, raconte l’un d’eux. Belle, brune, mince, un joli visage et une jolie silhouette, elle faisait un peu poule . Elle m’a montré généreusement ses cuisses pendant tout l’entretien. Elle a peut-être cherché à me déstabiliser. »L’été 1942, Simone Touseau et Ella Amerzin sont amies. La Française travaille pour les Allemands depuis août 1941 mais, à la caserne Marceau, elle est mal payée. Ella lui propose de la remplacer pendant son congé maternité. A son retour, Ella deviendra interprète pour la police et Simone gardera sa place. Fin septembre, on les voit pousser le landau d’Erika à l’ombre de la cathédrale. La suite de l’histoire, c’est Gérard Leray qui la raconte dans son livre. A la Libération, après avoir été tondue, Simone Touseau est emprisonnée, puis jugée, avec sa mère, Germaine.
SIMONE: “CE N’EST PAS MOI QUI AI DÉNONCÉ LES VOISINS, C’EST ELLA MEYER”
La justice de l’épuration est une justice d’exception. A Chartres, ses deux instances, la cour spéciale et la chambre civique, ont condamné 162 personnes, dont 7 à mort, et prononcé 278 peines d’indignité nationale, c’est-à-dire des interdictions de voter mais aussi d’exercer nombre de professions. A partir du 16 janvier 1946, tous les jugements – désormais moins sévères – seront rendus à Paris. Pour Simone, l’instruction est longue. Elle se défend : « Ce n’est pas moi ni ma mère qui avons dénoncé les voisins, c’est Ella Meyer. Elle nous a déclaré un jour : “Je suis bien contente car je suis débarrassée de ces gens qui ne m’appelleront plus ni espionne ni boche.”» Simone et sa mère seront libérées le 29 novembre 1946. L’année suivante, Simone écope de dix ans d’indignité nationale, mais le tribunal la dispense de l’interdiction de séjour.
Quant à Ella Meyer, elle a depuis longtemps pris la fuite. Le 15 août 1944, elle est partie pour l’Allemagne, sa fille Erika sous le bras. Un mandat est lancé contre elle et, le 28 février 1946, elle est arrêtée par la sécurité militaire britannique. Mais les autorités françaises n’en sont pas informées et, le 21 juillet 1947, c’est par contumace que la cour de justice de la Seine la condamne à mort et à la confiscation de ses biens pour « intelligence avec l’ennemi ». C’est le moment le plus périlleux de sa vie : Ella est extradée d’Allemagne, transférée à Paris où elle est écrouée, le 27 septembre 1947, à la prison de la Roquette. Elle sera condamnée le 29 avril 1950 par la cour de justice de la Seine aux travaux forcés à perpétuité. Un mois plus tard, le jugement est annulé. La cour a reconnu un argument juridique imparable : Ella ne pouvait pas être condamnée pour intelligence avec l’ennemi, puisque depuis le 30 mai 1944 elle est l’ennemi, ayant opté pour la nationalité allemande. La cour de justice se déclare incompétente, elle est relâchée.
SIMONE EST MORTE EN 1966, ALCOOLIQUE ET DÉPRESSIVE. ELLA MEYER, 103 ANS, EST BROUILLÉE AVEC SA FILLE
Comment savoir si Ella Amerzin-Meyer a dénoncé les cinq Chartrains et si Simone Touseau a payé à sa place ? Simone est morte en 1966, alcoolique et dépressive, mais j’ai retrouvé Catherine, son bébé. C’est aujourd’hui une retraitée qui vit au bord de la mer avec son mari. Ses enfants ne connaissent rien de son passé, ignorant qu’elle figure sur une des photos les plus connues du monde. Enfermée dans le secret, Catherine refuse de parler de sa mère, dont elle dit avoir brûlé toutes les lettres et les photos. Reste l’autre bébé de cette histoire de guerre. Erika, la fille d’Ella Meyer, née à Chartres en 1942. Elle aussi est retraitée. Elle vit dans un pavillon de la région de Hanovre, en Allemagne. Tout un après-midi, elle m’a raconté son enfance sous le signe du mensonge. Jamais sa mère, une femme froide et distante, n’a évoqué son passé en France occupée. Mais d’autres personnes s’en sont chargées et Erika a peu à peu appris la vérité sur le Sipo-SD de Chartres et la rafle du 24 février 1943 : « Après ma mort, tu découvriras plein de choses », a seulement promis la mère. D’ailleurs, elles sont brouillées depuis 1982. Car Ella Amerzin-Meyer est toujours en vie. Elle habite seule la petite maison que lui a laissée son troisième mari. Elle a 103 ans cette semaine, est sourde et presque aveugle… Mais ça, elle l’était déjà en 1942.
« La tondue 1944-1947 », de Philippe Frétigné et Gérard Leray, éd. Vendémiaire.