Dans le monde judiciaire, qu’on l’aime ou non, qu’on partage ses convictions ou pas, Henri Leclerc est considéré comme un formidable avocat et un parfait honnête homme.
Il vient de publier ses Mémoires qui, phénomène exceptionnel, trop rare pour ne pas être souligné, sont à la hauteur de sa personnalité et de son histoire. De ses histoires, devrais-je écrire.
Et même davantage. Car son livre « La parole et l’action« , que j’ai dévoré en un trait de temps, à la fois lecteur passionné et d’une certaine manière encore acteur impliqué, nous projette dans une histoire judiciaire de soixante années et dans l’Histoire tout court.
Henri Leclerc est un avocat, un combattant, un témoin. Aucune des luttes juridiques, intellectuelles, politiques, sociales, humanistes de notre époque ne lui est demeurée étrangère. De quelque côté qu’on se tourne, on le rencontre. Toujours plus du côté du Mouvement que de celui de l’Ordre.
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Pour ma part, je songe à l’immense avocat qui, en possession d’un savoir juridique impressionnant et « tous terrains », passionné par le droit lui-même et les avancées qu’il permettait, au fil du temps, à Bobigny comme à Paris, n’a cessé de m’éblouir, de m’enseigner sinon de me convaincre, d’être un modèle sur le plan de l’intelligence et de la parole.
Ces Mémoires, qui se lisent vite et lentement comme un superbe roman (on a hâte d’aller au bout et on recule ce moment) sont admirables – je pèse mes mots : dignes d’être admirés – parce qu’ils ouvrent des perspectives et offrent des analyses, les unes et les autres stimulantes et profondes, sur sa déférente amitié pour son Maître Albert Naud, sur la Justice, ses rapports avec la société, l’éthique de l’avocat, la sincérité et la stratégie du plaideur, la détestation de la peine de mort, l’éloquence, l’engagement et la bonne foi, le militantisme et l’exigence de vérité – tant de thèmes encore à foison. Une richesse, une surabondance qui ne donnent pas des haut-le-cœur mais élèvent l’esprit. Je voudrais faire un sort à quelques-uns.
D’abord, quelle extraordinaire mémoire pour une existence si emplie même si la modernité, avec ses moyens de restituer le passé, répare les possibles oublis. Je demeure saisi, moi qui suis condamné à maudire la pauvreté de mes souvenirs.
Ensuite, quelle éclairante leçon, tout au long de ces pages, mais prodiguée avec la modestie de celui qui maîtrise et l’expérience de celui qui a tout connu, entendu et plaidé, sur la parole, l’art du verbe, les modulations de la pensée et de la conviction au rythme du souffle intérieur et de l’élan qui soudain, comme il l’écrit si joliment, place « l’ange » à vos côtés ! Technique, enthousiasme, intelligence, tactique, culture, on ne se lasse pas de faire soi-même la synthèse de tout ce qu’Henri Leclerc égrène comme autant de pépites à rassembler et qui, réunies, nous présentent l’orateur dans sa plénitude et ses états de grâce ou, rarement, ses défaillances mais pour être au-dessus du lot, il convient d’en avoir subi quelques-unes !
De plus, Henri Leclerc – j’avoue que je devrais l’imiter sur mon registre plus modeste – fait preuve d’une extrême bienveillance à l’égard de beaucoup, admire sans se lasser et même s’abandonne à une indulgence qu’on ne s’imaginait pas forcément trouver chez ce bretteur de la révolution et cet avocat dont la tiédeur, pour le fond comme pour la forme, a toujours été l’ennemie.
La magistrature, qu’il n’épargne pas quand il considère qu’elle a fauté, est traitée avec une courtoisie d’autant plus remarquable – et sans le moindre esprit vindicatif – qu’elle émane d’une personnalité qui n’a jamais mâché ses mots, pas plus que ses opinions.
Par ailleurs, ces Mémoires – c’est leur profondeur – fuient les anecdotes personnelles, à l’exception d’un court et délicat paragraphe sur la rencontre de son épouse Jeanne. […]
Enfin, j’avoue avoir ressenti une satisfaction toute particulière en lisant l’appréciation sans fard ni circonvolutions d’Henri Leclerc sur l’évidente culpabilité, pour lui, d’Omar Raddad. Le comble est que j’ai lu des critiques favorables sur son ouvrage qui lui reprochaient tout de même d’avoir osé soutenir ce point de vue contre, paraît-il, l’opinion dominante soutenant son innocence. Au nom de quoi, on ne sait pas. Le piquant est qu’Henri Leclerc a été l’avocat de la partie civile dans le procès à Nice mais qu’on prétendait cependant lui opposer des fantasmes médiatiques et un académicien se prenant pour Zola et s’étant vanté de n’avoir assisté à rien !
Extrait de : Justice au Singulier – Pjilippe Bilger- Boulevard Voltaire