« L’homme possède ou un Dieu ou une idole »

 

« L’homme possède ou un Dieu ou une idole » est l’exergue placée au début de Mensonge romantique et vérité romanesque en 1961. Le programme de toute une œuvre écrite durant plus d’un demi-siècle, le fil conducteur qui le mènera de la théorie littéraire à l’anthropologie et à la théologie, jusques aux prémices d’une histoire mimétique dans Achever Clausewitz, est présent dans cette courte phrase en forme d’alternative.

Cette formule est un emprunt à Max Scheler, philosophe et sociologue allemand du début du XXe siècle. Phénoménologue, il s’est attaché à développer une anthropologie philosophique. Son œuvre la plus connue est sans doute L’Homme du ressentiment. La parenté de sa pensée avec les préoccupations de Mensonge romantique…, notamment celles relatives au ressentiment, fut signalée à René Girard par l’un de ses collègues, Leo Spitzer, qui venait de lire son manuscrit : il y ajouta donc des citations (voir Les origines de la culture) dont l’épigraphe.

Ces neufs mots inauguraux font magistralement écho aux événements qui ont jalonné l’année 2017 jusqu’à présent. Et nulle raison que cela change. L’homme providentiel est partout recherché.

Dans le champ de ruines de l’élection présidentielle française, quelques espoirs ont été placés dans l’émergence de la figure d’Emmanuel Macron, lequel a compris le parti qu’il pouvait tirer d’une stratégie de type pseudo-narcissique, conduisant certains de ses zélateurs à attendre de lui des miracles et à rapidement sombrer dans la déception faute de les voir s’accomplir.

Et puis, le cœur de l’été nous a permis de suivre le feuilleton Neymar, l’homme qui valait 222 M€. Notre tendance à l’idolâtrie semble plus que jamais irrépressible dans notre société sécularisée. Le sport, ce monde de la compétition ritualisée et de la construction de récits mythiques contemporains, est devenu le lieu où l’idolâtrie a le plus cours.

Dans le même ordre d’idées, un combat de boxe à l’intérêt strictement sportif peu évident, entre Floyd Mayweather, champion à la retraite depuis deux ans, et Connor McGregor, qui n’est pas un spécialiste de boxe anglaise, a été annoncé comme une confrontation à un milliard de dollars avec des billets mis en vente au tarif de $ 10 000 (avant l’effet multiplicateur du marché noir). La marchandisation du sport spectacle a au moins un mérite, celui de permettre la valorisation monétaire du prix du sacrifice consenti pour assister à un événement qui se prétend majeur. La retransmission mondialisée de ce type de spectacles permet aussi d’y faire communier un nombre toujours plus grand de spectateurs : les rituels se mondialisent aussi.

Les industries culturelles du cinéma et de la musique produisent des passions semblables chez les fans ayant fixé leur intérêt sur tel acteur ou chanteur. Les mêmes disproportions entre différentiels de talent et de rémunération s’y retrouvent, un tout petit rien subjectif se traduisant par des écarts monétarisés (donc objectivés) considérables. La notoriété de ceux qu’on dénomme les people par une curieuse métonymie leur procure une aura de séduction incomparable. Ils provoquent des transes dans les salles de spectacles ou à proximité de leur hôtel. Leurs frasques et transgressions paraissent normales et sont même indispensables pour nourrir leur actualité médiatique.

D’un autre côté, les tenants de l’islam vous diront qu’il n’y a pas plus anti-idolâtre que leur foi. Et il est vrai que le culte des saints et de leurs reliques, notamment, peut semer le trouble dans d’autres confessions. Leur credo affirme : « Il n’y a de Dieu que Dieu et Mohammed est son prophète. » Dans la version extrémiste du fondamentalisme musulman, tout ce qui peut être qualifié d’« associationnisme », parce qu’ajoutant quoi que ce soit à cette croyance exclusive de toute autre, doit donc être non seulement condamné mais aussi éradiqué. Les nouveaux convertis ou les born again les plus convaincus qui ont rejoint le rang des djihadistes avaient probablement mis autant de zèle quelques temps auparavant à idolâtrer des artistes ou des sportifs qu’ils en font montre désormais pour se soumettre aux volontés prêtées à leur Dieu unique. On en trouve la trace syncrétique dans des mélopées a capella écoutées en boucle (les orchestrations sont désormais bannies par leurs croyances) se substituant morceaux de rap qu’ils écoutaient avant leur conversion ; ou encore dans « l’esthétique » de leurs clips largement diffusés sur les réseaux sociaux qui emprunte aux blockbusters et aux jeux vidéo. Raison de plus pour se montrer intransigeants envers ceux qui restent dans l’idolâtrie, semblent-ils penser.

Nous nous trouvons ainsi, plus encore probablement qu’à l’époque de Max Scheler, soumis à un arbre de décision à deux choix successifs : Dieu ou idole (Scheler), Dieu tolérant la violence, voire l’encourageant dans certaines interprétations, ou Dieu de miséricorde dénonçant la violence (Girard). Ces deux alternatives articulées manifestent l’importance, la pertinence et la cohérence des leçons de la théorie mimétique. L’actualité ne cesse de nous le rappeler.

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