“Quand ils ont tatoué mes paupières, j’ai cru qu’elles allaient disparaître”. Un demi-siècle plus tard, Ma Htwe n’a rien oublié du supplice enduré lorsque les lignes en toile d’araignée qui couvrent aujourd’hui son visage ont été gravées sur sa peau.
“J’ai voulu m’enfuir”, se souvient-elle en mâchant pensivement une noix de bétel.
Agée de 65 ans, elle est l’une des dernières du village de Panmyaung, niché sur les rives de la rivière Lemro, à avoir dû se soumettre à ce rite de passage des femmes de la minorité Chin, dans le nord-ouest reculé de la Birmanie.
Seules quelques autres villageoises portent encore les stigmates de cette tradition qui a cessé il y a deux générations. Et à leur mort, cette coutume douloureuse disparaîtra.
Le rituel a été officiellement interdit dans les années 1960 par le régime socialiste de l’époque, et s’est fait de plus en plus rare à mesure que les communautés animistes étaient converties par les missionnaires chrétiens, explique le pasteur Chin Shwekey Hoipang.
Avant de disparaître totalement. “Les filles Chin ne veulent plus de tatouages, parce qu’elles ne trouvent pas que ce soit un bel ornement”, poursuit le pasteur.
Selon une légende, ces tatouages singuliers seraient apparus pour “enlaidir” les femmes Chin et les protéger ainsi de la convoitise des rois birmans.
Mais Jens Uwe Parkitny, photographe et écrivain allemand, n’y croit pas et souligne que la pratique est très répandue en Asie.
“Il est probable que cette histoire ait été inventée plus récemment par ceux qui représentent le +monde civilisé+, qui jugeaient ces tatouages de visages dégradants et laids”, avance celui qui a photographié les femmes Chin pendant dix ans.
Beaucoup réclamaient d’ailleurs elles-mêmes cette preuve de féminité. Comme Ma Sein, aujourd’hui 60 ans, qui a commencé à harceler ses parents dès l’âge de sept ans.
“Je pensais que c’était magnifique”, se souvient-elle.
Elle était loin de réaliser, à l’époque, que ces tatouages pourraient transformer en véritable attraction touristique le village endormi de Panmyaung. Et que des photos de visage comme le sien seraient proposées par les tours-opérateurs pour vanter un inimitable exotisme.
“A la fin de leur vie, elles utilisent leur apparence unique et bientôt éteinte comme moyen pour gagner de l’argent pour améliorer le sort de leurs communautés démunies”, note Simon Richmond, qui a participé à la rédaction du guide Lonely Planet en Birmanie.
De fait, les touristes sont prêts à faire plusieurs heures de bateau pour atteindre les villages isolés.
Comme ils le font dans l’est du pays et en Thaïlande voisine pour poser avec les “femmes-girafes” de la minorité Padaung, qui portent au fil de leur vie des anneaux de plus en plus nombreux qui étirent leur cou.
Le défilé de curieux dans ces villages Padaung a généré des revenus, mais aussi un débat éthique sur ce que certains ont qualifié de “zoos humains”.
Mais les communautés Chin ont échappé au phénomène. Les tatouages ont disparu, les souffrances aussi. Et la ville de Mrauk U dans l’Etat Rakhine, point de départ des excursions, n’accueille que quelques milliers de visiteurs par an.
Les dons des touristes ont malgré tout aidé à garder des écoles ouvertes, souligne Richmond, après des années d’abandon de la part d’une junte militaire qui fait peu de cas des minorités ethniques du pays.
Loin de toute polémique, Ma Sein semble en tout cas très heureuse d’accueillir tous ceux qui veulent admirer son héritage, avant qu’il disparaisse à jamais.
“Parfois, j’ai l’impression que les esprits de mes parents reviennent à travers les visiteurs”, explique-t-elle en raccompagnant le dernier groupe de touristes.