J’ai toujours pensé – parce que vraisemblablement conditionné par la bienveillante éducation de mes parents – que la haute saison des congés estivaux se devait d’être consacrée à la lecture, la seule vraie évasion des âmes, des esprits et des êtres – remarquable triade mise en évidence par saint Thomas d’Aquin. Cette conviction semble même prendre un sens très singulier à l’ère du tourisme de masse, cette « industrie qui consiste à transporter des gens qui seraient mieux chez eux, dans des endroits qui seraient mieux sans eux », selon l’heureuse expression de Jean Mistler, agrégé de lettres, académicien et ancien ministre, depuis tombé dans un insondable oubli.
Loin de l’agitation des villes – ou, en leur sein, loin des urbains vibrionnants et stressés, provisoirement partis envahir littoraux et montagnes –, à l’ombre d’un chêne ou d’un magnolia, la lecture est tout autant une béatitude contemplative qu’une manière de demander asile au silence, se retrouver moins face à soi-même que devant ses intimes idiosyncrasiques, ceux que l’on s’est choisis, les secrètes affinités s’avérant, ici, immédiatement plus fructueuses que l’aléa aveugle des flots de rencontres.
À cette aune, l’on tirera donc profit à lire et méditer le dernier opus de Pierre Le Vigan, auteur subtil et profond bien connu de nos lecteurs. Bien comprendre les philosophes suppose de vivre au cœur de leur pensée. On ne s’enferme pas avec Platon ou Heidegger ou Kant pour ingérer leurs pensées ; au contraire, par les leurs, faisons-nous accéder la nôtre à la maturité d’homme, au plein discernement de notre fragile condition humaine, au sens aigu de nos limites ontologiques.
Si la littérature peut parfois revêtir des atours plus ou moins aristocratiques en fonction des œuvres et des auteurs fréquentés (ce n’est pas Juan Asensio, l’auteur volcanique, ici recensé, du Temps des livres est passé, qui nous contredira) ; si, donc, la littérature invite à côtoyer les seigneurs des cimes, la philosophie a toujours renoncé à cette prétention.
Non pas qu’elle soit moins altière et moins noble. Mais parce que, comme l’écrivait Montaigne, elle doit avant tout apprendre à mourir. Aussi, n’est-elle « pas une forme supérieure de pensée. C’est la pensée même », affirme Le Vigan, ajoutant que « c’est la pensée avec du recul, du recul sur soi et du recul sur le monde. C’est cette mise à distance du réel pour mieux le voir et le comprendre qui est le travail des philosophes. »
Traitant de quelques philosophes (d’Aristote à Empédocle, jusqu’à Descartes et Hegel ou Nietzsche), Pierre Le Vigan expose en pédagogue éclairé, et avec un sens incomparable de la synthèse, leur « doctrine », non pas programmes fixes et rigides mais chemins, à l’instar de ces « chemins noirs » joliment redécouverts par Sylvain Tesson.
Les philosophes défrichent les voies obscures de la vérité du monde. La tâche est ingrate, parfois herculéenne, sinon d’une incoercible difficulté. Il leur faut donc le secours des théologiens, bien que ces derniers (excepté, sans doute, l’Aquinate) emprisonnent parfois la philosophie entre les cages temporairement rassurantes de la foi. La métaphysique d’un Kierkegaard ou d’un Heidegger est alors convoquée comme tiers-arbitre, jusqu’à ce que son office, étroitement dépendant de ses penchants naturels intrinsèques, verse dans l’une ou dans l’autre.
Quoi qu’il en soit, il est toujours fécond de faire retour aux philosophes, ne serait-ce que pour éprouver la permanence de leur pensée dans un monde, ô combien !, changeant. Telle est la leçon de Le Vigan.
Aristide Leucate – Boulevard Voltaire