Tribune libre d’Antonin Tisseron*
Le 7 juillet, les électeurs libyens doivent se rendre aux urnes pour élire une assemblée constituante. Originellement prévue pour le 19 juin, l’élection a cependant été repoussée de quelques semaines, officiellement pour des raisons techniques et logistiques. Mais derrière ce moment politique, le chantier de la reconstruction s’ébauche à peine. À bien des égards en effet, les élections sont une étape nécessaire mais non suffisante dans la recomposition du pays après la dictature de Kadhafi.
Les élections nationales libyennes occupent une place importante dans la reconstruction du pays. Premières depuis plus de quarante ans et symbole d’une Libye qui tourne la page de la dictature, elles doivent en effet également permettre d’initier le processus de rédaction de la future Constitution du pays. Cependant, alors que l’instabilité persiste, l’appel des urnes et ses résultats ne doivent pas faire oublier les efforts que le pays doit encore faire pour la reconstruction et les défis qui attendent les autorités, à commencer par l’organisation du futur État dans un pays caractérisé par un attachement aux structures traditionnelles. En cela, la Libye ne saurait être comparée à la Tunisie ou encore à l’Égypte, tout comme il importe de ne pas y calquer une conception européenne ou occidentale du pouvoir.
L’appel des urnes
Le 18 juin, la campagne électorale pour l’élection des 200 députés du Congrès national libyen, l’assemblée constituante du pays, a été ouverte. Ces élections ne constituent pas, à proprement parler, les premières de la Libye post-Kadhafi. Le 20 février 2012, les habitants de la ville de Misrata ont élu les 28 membres du conseil local, l’équivalent d’un conseil municipal. Trois mois plus tard, en mai, Benghazi a fait de même, les électeurs choisissant, parmi 414 candidats indépendants, les 41 membres du conseil local. Jusque là cependant, ces élections ont été le fruit d’initiatives locales et, en raison de sa dimension nationale, le scrutin du 7 juillet occupe une place à part.
Au regard des inscriptions sur les listes électorales, les Libyens ont répondu présent. Contrairement à ce que craignait durant la première quinzaine de mai la Haute commission électorale libyenne, laquelle avait décidé de repousser d’une semaine le délai d’inscription des électeurs – seulement 20% d’entre eux s’étant inscrits -, ce sont finalement 3 millions de Libyens – dont 45% de femmes – sur les 3,4 millions d’électeurs potentiels, qui ont demandé leur enregistrement sur les listes électorales. Du côté des candidats, plus de 4 000 étaient déclarés en mai, dont 2 639 comme indépendants pour briguer les 120 sièges leur étant alloués, les autres candidats représentant l’un des nombreux partis dans le pays.
Parmi ces partis, qui vont des libéraux progressistes aux partis salafistes en passant par le Parti des frères musulmans, plusieurs sont issus de groupes armés désireux de convertir en pouvoir politique leur puissance armée. Quelques-uns se démarquent cependant par leur organisation et leur présence dans l’ensemble des régions. En mars dernier, le porte-parole du parti pour la Justice et le Développement, affilié aux frères musulmans, annonçait ainsi que la formation avait des représentants dans plus de 18 villes à travers le pays. Parmi les autres partis importants, deux autres peuvent être mentionnés : le Front national pour le salut de la Libye, mouvement d’opposition en exil du temps du régime de Kadhafi ; le Parti de la nation, qui disposait en avril dernier de bureaux dans 27 villes du pays, et annonçait alors comme objectif la préservation de l’identité religieuse de la Libye.
Dans la situation de complet renouveau politique – le 4 janvier 2012 le Conseil national de transition (CNT) a abrogé la loi de 1972 criminalisant toute organisation politique –, il est difficile de mesurer le poids relatif des différentes formations. Pour l’analyste Abdelhamid Hossein, le choix des Libyens pourrait ainsi, comme pour les scrutins locaux de ces derniers mois, être marqué avant tout par l’allégeance et le critère familial et tribal. « Il y a des individus qui exploitent ces critères ancrés dans la société libyenne. Pour briguer les sièges d’indépendants, ils invoquent leurs noms ou leur provenance géographique afin de rassembler autour d’eux, et former ainsi un groupe plus ou moins important de fidèles leur permettant d’atteindre le pouvoir ». Ce que reconnaît d’ailleurs la loi électorale, du moins implicitement, en réservant la plupart des sièges de l’assemblée à des indépendants.
Persistance de l’instabilité
Le principal obstacle à la reconstruction de la Libye est la persistance de l’instabilité. Ces violences renvoient en premier lieu à la persistance de la circulation des armes et à l’omniprésence de milices engagées dans des bras de fer avec le CNT pour voir satisfaites leurs revendications. Le 8 mai, un groupe de deux cent « Thowar » (révolutionnaires) armés, à bord d’une cinquantaine de véhicules pour certains munis de canons anti-aériens, prenait d’assaut les bureaux du Premier ministre à Tripoli pour réclamer le paiement de leurs salaires, suspendus temporairement un mois avant en raison de fraudes massives.
Outre la question du désarmement des révolutionnaires, le pays est confronté à des tensions qui s’expriment à la faveur de la transition.
Dans les périphéries du pays, des vieux conflits se sont réveillés, avec en toile de fond le contrôle de la zone et des trafics. Pour le seul début du mois d’avril, les combats intertribaux entre la tribu arabe des Oueled Slimane et celle des Toubous à Sebbha ont, selon les chiffres officiels, faits 147 morts et près de 500 blessés. Pour faire respecter le cessez-le-feu, plusieurs centaines de soldats venant de différentes régions de la Libye ont été stationnés dans la région. Plus récemment, des violences ont éclaté autour des localités de Cheguiga et Mezda, opposant des membres de la tribu des Machachia à des groupes armés de la tribu de Gontrar et de la ville de Zenten, à 170 km au sud-ouest de Tripoli. Le conflit aurait éclaté après la mort d’un habitant de Zenten à un poste de contrôle officieux tenu par des Machachia, les membres de cette tribu accusant pour leur part la brigade de Zenten d’avoir pilonné leur village de Cheguiga. Mais, tout comme entre les Arabes et Toubous, les antagonismes entre les habitants de Zenten et les Machachia remontent à l’ancien régime : les brigades de Zenten et les Toubous étaient plutôt du côté de la rébellion – les Toubous ayant même réactivé le Front toubou pour la salut de la Libye pendant la révolution – ; les populations arabes de la région de Sebbha et les Machachia privilégiant l’ancien régime.
Moins impressionnants mais tout aussi inquiétants, s’ajoutent plusieurs assassinats et tentatives d’assassinats. « Les révolutionnaires, s’ils font du mal à un Gadhafa (tribu dont Kadhafi est originaire), pensent agir en héros pour le bien de la révolution », racontait ainsi un jeune de la ville de Sebbha à un journaliste. Autres cibles, autres logiques, Benghazi a été secouée ces dernières semaines par plusieurs attentats « anti-occidentaux » dont les motivations restent sujettes à caution : intégristes libyens ou étrangers, motivations politiques ou religieuses, moyen de peser sur le gouvernement ou de déstabiliser le pays,… Les responsables sécuritaires de Benghazi privilégient cette dernière hypothèse, attribuant les attentats à d’anciens Kadhafistes . Mais il existe un problème d’intégrisme réel dans le pays, et notamment dans les régions les plus déshéritées sous le régime de Kadhafi, comme la ville de Derna, où le chauffeur de Ben Laden dirigerait un groupe lié à al Qaïda et à l’origine de plusieurs explosions.
Les fragilités du CNT
Pour Ian Martin, envoyé spécial de l’ONU en Libye, les fréquentes poussées de violence renvoient à la faiblesse des autorités libyennes en matière de médiation. « L’État libyen a besoin de forces de sécurité neutres qui pourront être acceptées par les différentes parties à un conflit. Les capacités de l’État dans ce domaine sont faibles à l’heure actuelle. Même si de façon générale, la neutralité de l’armée nationale est reconnue et acceptée, ses capacités sont limitées. Elle compte peu de troupes, elle fait donc régulièrement appel à des forces auxiliaires qui sont d’anciennes brigades révolutionnaires, et parfois […], leur neutralité a été mise en cause. ». D’ailleurs, en écho à ce propos, des membres de la tribu des Toubous dans la région de Koufra reprochaient, mi-juin, à la « Libya Shield Force » envoyée en février par le CNT pour maintenir la paix, de prendre parti contre eux et d’aider leurs ennemis à commettre un « génocide ».
Des progrès ont cependant été réalisés ces derniers mois dans la reconstruction. Le 23 mai, le vice-premier ministre Moustapha Abou Chagour a annoncé que la production pétrolière atteignait 1,55 millions de barils par jour, soit quasiment celle d’avant le début du conflit en février 2011 (1,6 millions de barils par jour). Or depuis sa découverte en 1959, il représente plus de 90% des recettes du pays. Mais à bien des égards, le CNT ressemble à une administration sans moyens, balloté entre les revendications de tel ou tel groupe, obligé de céder, comme devant l’intégration d’unités constituées de révolutionnaires, qu’il refusait pourtant initialement.
L’exemple de la police est révélateur de la situation dans le pays et des défis auxquels fait face le CNT. En avril 2012, 130 000 policiers étaient officiellement rémunérés, mais seulement 35 000 se présentaient au travail. Le mépris de la population et la crainte d’affrontements avec des groupes armés – intégrés dans les forces armées ou ayant refusé de déposer les armes – pèsent indéniablement dans ce manque de motivation. Les inégalités de traitement entre « Thowar » nouvellement intégrés et les représentants des forces de l’ordre de l’ancien régime sont également à prendre en compte : le salaire des révolutionnaires s’élève à 600 dinars libyens (avec la promesse d’atteindre 1 000), tandis qu’un simple policier reçoit 400 dinars et un colonel 900… Reste que si l’intégration d’anciens révolutionnaires contribue à attiser les crispations au sein de la police, le peu d’assiduité dépasse le seul cadre de la reconstruction post-conflit et du ministère de l’Intérieur, renvoyant à des pratiques plus anciennes. « En 2004″, rappelle Patrick Haimzadeh, “il y avait en Libye 700 000 fonctionnaires recensés pour une population estimée à 4,5 millions de Libyens [et] une grande majorité de ces fonctionnaires étaient “virtuels ».
Le poids des permanences
Pour Barak Barfi, chercheur à la New America Fondation à Washington, l’émergence d’un nouvel État libyen n’est pas une chimère. « Beaucoup de personnes se concentrent sur les aspects négatifs mais l’État libyen n’avait pas vingt ans lorsque Mouammar Kadhafi a pris le pouvoir. Quarante-deux ans ont passé. La Libye n’a jamais eu d’expérience démocratique. Aujourd’hui, les Libyens commencent juste à bâtir des partis politiques, c’est un progrès ».
Derrière ces aspirations, la Libye reste cependant prise dans des permanences. La chute du régime de Kadhafi a marqué un basculement dans les centres du pouvoir, permis l’expression de revendications jusque là réprimées et renforcé les demandes de liberté et de justice. Mais les structures sociales sur lesquelles s’était appuyé l’ancien pouvoir et les habitants, elles, demeurent. Comme le rappelle la persistance des violences, la tribu comme élément structurant a encore de l’avenir dans le pays. Elle est un moyen de s’identifier, de porter un projet, de relayer des demandes individuelles, ou encore de défendre l’accès aux ressources pétrolières. Elle reste un relais nécessaire et une ressource pour les individus, en premier lieu dans une période de reconfigurations et de bouleversements.
Quel que soit le résultat des élections, les Libyens devront en tout cas encore définir l’organisation de leur pays. C’est tout l’enjeu des mois à venir, qui s’annoncent parsemés d’écueils, et pas seulement en raison de revendications autonomistes exprimées par des chefs de tribus et de milices, à Brega le 6 mars dernier. Tout projet de décentralisation ou d’autonomie régionale pose en effet la question de la redistribution d’une rente pétrolière tirée à 80% du sous-sol de la Cyrénaïque, et relevant auparavant du domaine strictement réservé au colonel Kadhafi et à sa famille. Or, dans cette perspective, les débats s’annoncent âpres et le choix par les députés du congrès national, dans les trente jours suivant leur élection, de 60 personnes chargées de rédiger la future Constitution dans les 120 jours suivant leur nomination, constituera un premier test. Mais d’ores et déjà, on peut s’attendre à ce que le résultat de l’élection, dont l’un des enjeux est de définir le poids des différentes tribus et partis dans les discussions sur l’avenir du pays, soit critiqué par des groupes s’estimant sous-représentés.
*Antonin Tisseron est chercheur associé à l’Institut Thomas More.
Le site de l’Institut Thomas More.