A une époque où la super-classe mondiale, sous ses multiples avatars, nous prépare un avenir radieux dans le « village global », peu nombreux sont les penseurs qui ont ouvertement pris la défense de la notion de frontière. On pense, certes, à Régis Debray et à son Eloge des frontières (Gallimard, 2010). Pascal Bruckner, dans un ouvrage intitulé Le Vertige de Babel (Ed. Arléa, 2000), tentait, de manière plus risquée, de définir un « bon cosmopolitisme », alliant un « patriotisme paradoxal fait « d’attachement critique à sa propre nation », au « dévouement à ce qu’il y a de meilleur dans le passé » et à la « prise en considération des apports étrangers les plus intéressants ». Ces auteurs avaient le mérite de tirer le signal d’alarme, mais leurs essais, très brefs dans les deux cas, se situaient au niveau de la réflexion philosophique et n’avaient pas la prétention d’étayer le propos sur un argumentaire développé.
« L’Europe est devenue un ballon en expansion constante, qui gonfle chaque année un peu plus et s’étend à la manière d’une enzyme gloutonne. Quant à la politique d’immigration, elle a juxtaposé côte à côte des populations de cultures diverses, vivant dans des temporalités différentes, partageant des croyances hétérogènes, à qui l’on a demandé de s’entendre et de s’aimer au nom du respect de la diversité. » (Pascal Bruckner – Préface)
L’ouvrage de Thierry Baudet, Indispensables frontières, est complémentaire, mais d’une nature différente : l’auteur néerlandais est professeur de droit public à l’Université de Leyde et, comme les deux auteurs français précités, son objectif est de nous alerter sur les dangers de la mondialisation. Mais il le fait à travers un riche appareil documentaire juridique, historique et politique. Pour autant, les 380 pages de l’ouvrage proprement dit sont d’une lecture particulièrement accessible, voire distrayante, car elles regorgent de références mal connues du public français ou que nous avons oubliées. On ne se laissera pas non plus impressionner par les 863 notes en renvoi, ni par les 50 pages de bibliographie.
Dans une brève préface, Pascal Bruckner, qui semble revenu de sa recherche d’un cosmopolitisme positif, affirme d’emblée : « Il faut être domicilié pour s’ouvrir sur l’extérieur et il est bon que les nations restent délimitées, chacune avec sa langue, ses traditions, pour exister ensemble. »
Thierry Baudet définit ainsi son objectif : « réexaminer l’importance des frontières, en développant la thèse que la démocratie représentative et l’état de droit ne peuvent exister que dans le cadre de l’Etat-nation.
L’Etat-nation se caractérise historiquement par deux attributs essentiels :
la loyauté de sa population découlant d’un sentiment de cohésion nationale, d’un « vouloir vivre ensemble », qui s’incarne dans la nationalité;
la capacité à mettre en place un processus de décision centralisé et exclusif sur un territoire déterminé, qui s’incarne dans la souveraineté.
La frontière est le symbole de cette compétence territoriale exclusive et c’est précisément ce symbole qui est doublement menacé :
par une menace intérieure, le multiculturalisme, qui sape la nationalité et la cohésion nationale ;
par une menace extérieure, le supranationalisme, qui dissout progressivement la souveraineté.
Notre auteur nous entraîne dans un survol historique de l’émergence des Etats-nations, et dans une analyse pénétrante de la notion de souveraineté dans sa composante interne (contrôle gouvernemental réel et indépendant sur une population et un territoire donnés) et externe (la capacité à entrer en relations avec d’autres Etats). Il poursuit sa réflexion en recherchant ce qui peut caractériser la notion de nation, au-delà des amalgames qui sont souvent opérés avec des acceptions ethniques, religieuses ou strictement juridiques. A ses yeux, la référence pertinente est de nature sociologique, à savoir « une communauté à la fois imaginée et territoriale », reposant sur la loyauté nationale, qui « diffère des autres formes de loyauté dans la mesure où son objet premier n’est pas la tribu ou la foi, mais un territoire et son patrimoine. Elle permet en outre à des personnes aux origines religieuses, ethniques, raciales ou culturelles diverses de surmonter leurs différences et de se reconnaître dans un même Etat souverain. Voici l’amalgame entre « nation » et « Etat » dans l’idéal de l’Etat-nation. »
Force est à Thierry Baudet et à son lecteur de constater que la réalité est bien éloignée de cet Etat-nation rêvé.
La menace extérieure est décortiquée en premier lieu, après des précisions sémantiques utiles sur la distinction entre internationalisme – qui régit les rapports entre Etats et qui a existé depuis qu’existent ces Etats – et supranationalisme, et entre cette dernière notion et le fédéralisme. Le but du supranationalisme n’est pas de se substituer aux Etats, mais de remplacer le concept même d’Etat, et surtout de « siphonner toute revendication de prise de décision centralisée formulée par les Etats », réalisant ainsi la vision de l’intégration européenne de Jean Monnet : « une délégation de souveraineté dans un domaine limité, mais décisif ».
Pour atteindre cet objectif, les supranationalistes mettent en avant deux arguments :
les décisions prises au niveau supranational sont supposées « universelles » et reposent sur une logique économiciste et apolitique ; bien que l’auteur n’y fasse guère allusion, sa réflexion converge sur ce point avec les critiques faites par de nombreux auteurs sur la prédominance de la doxa ultralibérale dans le monde des institutions supranationales ;
la perte de souveraineté et d’indépendance politique qui s’ensuit serait compensée par la croissance économique ou d’autres avantages : on sait, depuis les crises à répétition, ce qu’il faut penser d’un tel argument.
A l’appui de sa thèse, Thierry Baudet nous offre de riches développements sur les atteintes à la souveraineté des Etats générées d’une part par les tribunaux internationaux – notamment la Cour pénale internationale et la Cour européenne des droits de l’homme – et par les organisations supranationales. S’agissant de ces dernières, on n’apprendra rien de très nouveau sur l’Union européenne, car le sujet a été amplement commenté sous nos cieux. En revanche, on pourra s’intéresser au chapitre relatif à l’Organisation mondiale du commerce, dont le fonctionnement nous est généralement plus mal connu.
Abordant ensuite la menace interne, le multiculturalisme, l’auteur le définit comme la négation du « fait qu’une société possède ou devrait posséder une Leitkultur – une culture dominante – un noyau de valeurs fondamentales, un terrain commun ». Cette culture dominante est pourtant destinée à assurer la cohésion du groupe national, au-delà des spécificités communautaires, la nation étant en définitive une « communauté de communautés ». Thierry Baudet remarque qu’on ne parle plus d’intégration – et encore moins d’assimilation – mais de droit à chaque « communauté » de maintenir sa propre « culture ». Nous sommes ainsi passés en 50 ans d’un idéal d’émancipation à un idéal de ségrégation. La conséquence de cette situation est l’émergence d’un « pluralisme juridique », qui débouche :
sur une différenciation des droits et devoirs en fonction des origines culturelles ;
sur un engagement croissant et de plus en plus exclusif des Etats en faveur des cultures minoritaires, assorti d’une stigmatisation des opposants – au demeurant majoritaires – à cette « évolution » : on connaît bien le discours ambiant sur l’islamophobie, la xénophobie, l’homophobie et tutti quanti…
Là encore, l’auteur nous livre de pertinents exemples de ce droit à géométrie variable, pris dans la législation et la jurisprudence de pays dont nous sommes voisins, mais qui ne nous sont pas toujours familiers, à commencer par les Pays-Bas.
La mise en garde est sans appel : « Le supranationalisme et le multiculturalisme sont des doctrines qui visent à supprimer l’ensemble des frontières, pas à les étendre. Transcender les frontières, c’est abandonner le principe même d’Etat-nation en faveur d’un système politique fait de loyautés multiples et de juridictions qui se chevauchent les unes les autres, de communautés, de doubles passeports et de “diversité profonde”. »
Cette idéologie repose sur la conviction que l’Etat-nation est un concept périmé, appelé à disparaître et qui doit faire place à un monde de reconnaissance de « l’altérité radicale des autres ». Bien que Thierry Baudet n’avance pas ses pions sur ce terrain, on pourrait remarquer au passage que les thuriféraires de l’altérité radicale ne prônent cette notion que lorsqu’elle les arrange. Ils ne voient du reste pas de contradiction avec l’idéologie de la mêmeté, et de l’indifférencation qu’ils préconisent par ailleurs. Mgr Vingt-Trois, lors du débat sur le mariage homosexuel, n’observait-il pas très justement que les partisans du « mariage pour tous » étaient précisément dans une posture de « refus de l’altérité » ? Et on a fréquemment l’occasion de rappeler que la gauche a toujours eu une conception pour le moins sélective du « bon communautarisme ».
Il restait à l’auteur à répondre à l’assertion du caractère dépassé de l’Etat-nation. Il le fait avec une grande habileté.
En premier lieu, il a beau jeu de démontrer que les dirigeants politiques et les juges ne peuvent exercer leurs fonctions de façon sereine que s’ils sont acceptés par la « communauté partagée » : « La structure politique dans son ensemble, écrit-il, avec son équilibre des pouvoirs et ses différentes branches, nécessite d’être enraciné dans une identité collective. » Quant au juge, il « ne doit pas tant être considéré comme “objectif” que comme “faisant autorité”. Et cela n’est possible que lorsqu’il fait partie d’un ensemble plus large [que les communautés culturelles ou religieuses] dont sont également membres les parties en conflit. Seule la nation peut fournir le contexte territorial pour une telle autorité. » Les dérives et les aberrations des décisions des organisations et des juridictions supranationales citées dans le corps de l’ouvrage sont éloquentes ; quant à l’instauration de juridictions « communautaristes », la seule idée de tribunaux coraniques souhaités par certains musulmans se passe de commentaires !
En second lieu, Thierry Baudet dénonce les « trois mensonges » qui accompagnent l’assaut contre les frontières.
– Il s’agit d’abord de l’affirmation selon laquelle ce seraient les nationalismes, et donc les Etats-nations, qui seraient responsables des guerres européennes, et que le supranationalisme permettra de faire une réalité du slogan « Plus jamais de guerre ! ». Il serait trop long de détailler les analyses historiques qui font justice de ce wishful thinking : bornons-nous à dire que nous sommes en accord avec l’auteur lorsqu’il écrit : « Dire que la paix en Europe depuis soixante ans serait due à l’UE est simplement grotesque et relève du mythe animiste. »
– Ensuite est démonté, notamment à travers une analyse des théories du contrat social et du droit naturel, l’enracinement du multiculturalisme et du supranationalisme dans l’utopie d’une société universelle, d’agents individuels rationnels et abstraits, et de critères prétendument objectifs de justice : l’on retrouve ici tous les ingrédients critiques de l’idéologie libérale-libertarienne de la globalisation et du gouvernement planétaire.
– Troisième mensonge enfin : les loyautés ne se heurteraient jamais, d’une part, parce qu’il n’existe pas d’identité nationale, d’autre part, parce que de toute façon « il n’est pas possible de revenir en arrière ». A cet égard, l’auteur pointe l’illogisme fondamental des partisans du multiculturalisme, qui soutiennent que celui-ci ne nous vide pas de notre substance, sans voir que cet argument est incompatible avec l’idée que l’identité nationale est précisément, à leurs yeux, un concept dépourvu de substance.
En troisième et dernier lieu, notre auteur se penche sur la question de la citoyenneté et de la nationalité. Il pose le problème en ces termes : « L’essence d’idée nationale, ou de citoyenneté nationale, consiste en la reconnaissance du fait que ceux avec lesquels nous vivons sur le même territoire sont des membres du même projet politique. Le fait de nous concevoir comme ayant la même nationalité, malgré toutes nos différences en matière de coutumes, de religion, d’ethnicité et d’origines, nous amène à partager une loyauté fondamentale envers un territoire et, de manière concomitante, une loyauté envers le mode de vie de ce territoire (au-delà d’un grand nombre de différences bien entendu). » « Si l’Etat, poursuit-il, est le représentant du peuple qui vit sur le territoire sur lequel il exerce sa juridiction – ce qui correspond à l’ambition de l’Etat-nation –, il va de soi que l’Etat se pose en gardien du mode de vie qui y a pris forme. »
Thierry Baudet déplore le dédain des politiques pour les sentiments nationaux des peuples, et l’intrusion du discours « droits-de-l’hommiste », qu’il rend responsable de la montée des populismes : « Les responsables des partis de gouvernement mettent trop en avant des principes abstraits et universalistes, ce qui les rend peut-être aveugles aux identités nationales partagées des Etats européens. » Le « peut-être » est sans aucun doute de trop…
A la fin de l’ouvrage, plusieurs considérations méritent d’être relevées :
la lutte contre l’exclusion est une utopie : « Le citoyen non discriminant devient un être humain universel, n’ayant aucune préférence et aucun attachement particulier qu’il privilégie par rapport à d’autres », et plus loin : « Une identité nationale est nécessairement quelque chose de particulier et elle implique que certaines formes de comportement ou de pratique culturelle n’en font pas partie […] C’est pourquoi l’interdiction universelle de toute discrimination, même pour ceux qui ne sont pas des citoyens, […] est contradictoire avec l’idée même de citoyenneté. Pour le dire autrement, la citoyenneté discrimine nécessairement entre ceux qui la possèdent et ceux qui ne la possèdent pas » ;
les loyautés multiples existeront toujours, mais la mondialisation ne pourra être « heureuse » que si l’organisation politique s’attache à préserver et à développer les loyautés nationales, faute de quoile gouvernement national représentatif et l’état de droit seront vidés de leur sens ;
il faut prendre garde à la connexion entre notre conception de l’identité nationale et l’existence de l’Etat-providence : « Toutes ces formes de solidarité financées ou soutenues par l’Etat impliquent un sens de loyauté nationale qui leur donne leur légitimité. » En lisant entre les lignes, on peut interpréter le propos comme signifiant que l’Etat-providence fait partie de l’héritage, mais à condition qu’il reste au service de la préférence nationale.
En conclusion, Thierry Baudet nous propose la voie d’un « cosmopolitisme souverain ». L’appellation ne plaira pas à ceux, dont je suis, qui frémissent au seul nom de cosmopolitisme. Mais à y regarder de plus près, l’option telle qu’il la définit n’est pas « répulsive », puisqu’elle rejette à la fois celle d’une union fédérale européenne, qui lui paraît à juste titre utopique, et celle d’un « Etat-continent européen », qui « en dépit de la crise financière, du scepticisme vis-à-vis des institutions européennes et des réponses négatives des populations nationales lors des référendums, reste la politique menée et le but avoué des politiciens bruxellois, mais qui lui semble « effroyablement despotique et ridiculement invraisemblable ».
Thierry Baudet, Indispensables frontières / Pourquoi le supranationalisme et le multiculturalisme détruisent la démocratie, Editions du Toucan, mars 2015, 583 pages.
Bernard Mazin – Polémia