Le destin post-mortem des écrivains est un fascinant sujet de méditation. Ainsi en est-il d’Alexandre Vialatte, qui semble aujourd’hui plus à la mode et plus lu que de son vivant. Ou Blondin, ou Léautaud, dont tout le monde prétend aujourd’hui avoir été l’ami. D’autres cessent d’exister au jour précis de leur disparition. Un nom (qui ne fâchera pas) ? Marcel Prévost. C’était l’un des « plus gros tirages » de l’entre-deux-guerres. Chaque livre était un succès de librairie : Les Demi-Vierges, Lettres à Françoise, La Mort des ormeaux… Dans l’écurie d’Horace de Carbuccia, Les éditions de France, Marcel Prévost pesait très lourd. Elu à l’Académie française en 1909 (contre Edouard Drumont), il faisait et défaisait les élections. Et cela a duré trente ans. Prévost meurt en 1941. Depuis cette année-là, ses livres ne sont plus disponibles ailleurs que chez les bouquinistes, à l’exception des Demi-Vierges, rééditées… 60 ans après sa mort. Dans le Figaro littéraire du 11 octobre 2001, Marcel Schneider racontait que, de leur vivant, Proust et Prévost étaient souvent confondus, à cause des prénoms identiques et des noms à l’orthographe proche : « Cela venait de ce qu’au début du XXe siècle, le second était un écrivain célèbre, alors que le premier passait pour un mondain publiant des articles au Figaro. »
Mais il y a pire encore : les écrivains qui meurent avant d’être morts. Et cela faillit être le destin d’Henri Béraud.
Béraud (Lyon, 1885 – Saint-Clément-des-Baleines, sur l’Ile de Ré, 1958) avait été l’un des reporters les plus célèbres d’avant-guerre (avec ses amis les plus proches : Albert Londres et Joseph Kessel) et, à coup sûr, il était le mieux payé ! En 1922, Béraud avait obtenu, ce qui n’est pas banal, un double prix Goncourt, pour Le Martyre de l’obèse et pour Le Vitriol de lune. Il avait été le Lyonnais le plus emblématique de son temps, à égalité avec Edouard Herriot. Et l’obèse le plus caricaturé par la presse satirique des années trente…
Homme de gauche, et même anarchisant, dans sa jeunesse, il se fait connaître en animant des revues lyonnaises dont les cibles préférées sont le maire de la ville, le radical Herriot, et plus généralement les bourgeois lyonnais.
Béraud monte à Paris après la guerre de 14 (il avait été artilleur), collabore au Canard enchaîné et au Crapouillot, journaux nés dans les tranchées et au ton satirique, et il perce rapidement dans le grand reportage et en littérature, jusqu’à ce double prix Goncourt de 1922, qui va l’installer durablement au sommet de la notoriété.
Avec l’argent du Goncourt, Béraud s’achète une « bicoque » sur l’île de Ré, qu’il contribuera à mettre à la mode, dans l’entre-deux-guerres, avec ses voisins et amis rétais : la chanteuse Suzy Solidor ou le dessinateur Paul Colin. Il fait découvrir l’île à toute une génération qu’il invite chez lui, en été.
Il a fait la connaissance du jeune Joseph Kessel en Irlande et celui-ci va devenir son grand ami. Béraud découvre aussi, à l’occasion de ce reportage, les crimes anglais à l’encontre des catholiques irlandais. D’où une anglophobie (Faut-il réduire l’Angleterre en esclavage ?, 1935) qui lui vaudra bien des ennuis, plus tard…
Béraud au pays des soviets
En 1925, le journal quotidien pour lequel il travaille l’envoie « au pays des soviets ». Béraud y part, bourré de préjugés favorables sur cette révolution de 1917, siromantique, lui qui a été élevé dans le culte de la Révolution française et de Robespierre (plus tard, il écrira d’ailleurs Mon ami Robespierre, et Le 14 juillet, deux « reportages » historiques). De Moscou, Béraud envoie 31 articles, et en rapporte un livre, dont le succès sera considérable : Ce que j’ai vu à Moscou. Le livre fait polémique, car Béraud, homme du peuple, fils de boulanger, classé à gauche et donc présumé favorable aux nouveaux partageux moscovites, nous dresse en fait le portrait terrifiant d’un Etat totalitaire, alors qu’on s’attendait à le voir emboucher les trompettes de la révolution bolchevique. C’est l’affolement à gauche, et la multiplication des attaques venues de ses anciens amis. Le Parti communiste et Vaillant-Couturier orchestrent une campagne de mise en garde contre ce « traître » à la classe ouvrière. Mais Horace de Carbuccia, le génial patron des éditions de France, voit au contraire le parti qui peut être tiré de cette mobilisation des rouges contre Béraud : il loue des panneaux d’affichage géants, soixante-quinze voitures sillonnent les rues de Paris avec le portrait de Béraud, la pipe à la bouche. Le livre est traduit en anglais, en roumain, en finlandais, en allemand, en portugais. Les ventes dépassent les 300 000 exemplaires.
Et voici que le journaliste glisse progressivement à droite. Le communisme lui fait horreur, et face à la montée des dictatures dans toute l’Europe, montée qu’il va raconter dans une autre série de reportages (Le Flâneur salarié, Le Feu qui couve, Vienne, clé du monde etc.), il se découvre patriote et affolé par le climat d’affairisme et de délitement qui paralyse la France des années trente. André Tardieu, Henri de Kerillis, le maréchal Pétain sont ses grands hommes, tandis qu’il s’en prend, dans l’hebdomadaire Gringoire, à Blum et aux blumistes, et aussi à des seconds couteaux socialo-communistes, comme Roger Salengro, dont le suicide sera d’ailleurs reproché à Béraud.
Fusillé en 1944 ?
Arrivent la guerre, puis l’Occupation. Béraud est devenu l’éditorialiste vedette de Gringoire. Il vitupère les Anglais et proclame à longueur de colonnes son soutien au Maréchal. Arrêté à Paris en septembre 1944, il est jugé et condamné en une journée. Article 75. Haute trahison. La mort !
François Mauriac obtient sa grâce auprès de de Gaulle, qui devait reconnaître qu’ « il n’eut pas de rapports avec les Allemands ». Néanmoins Béraud aura droit à cinq années de prison à Saint-Martin-de-Ré, une interdiction professionnelle via les oukases du CNE ou Conseil National des Ecrivains (« ces haineux », disait Albert Paraz). Et pour couronner le tout, une hémiplégie soudaine, qui lui vaudra, certes, une grâce médicale, en 1950, mais aussi huit années d’agonie semi-comateuse. Jusqu’à sa mort, passée totalement inaperçue car intervenue dans cette France d’octobre 1958, en pleine tourmente politique.
Le silence avait été si profond et si long depuis 1944 que plusieurs historiens inscrivaient Béraud au nombre des fusillés de la Libération ! On peut donc écrire que si Béraud meurt en 1958, sa mort civile, sa mort littéraire, s’étaient produites quatorze ans auparavant, en 1944.
Fin de l’histoire ? A la différence de Marcel Prévost et de tant d’autres, Béraud a néanmoins connu une résurrection. Modeste, mais tout à fait réelle.
Il y eut d’abord un frémissement, en 1979, grâce au travail d’un professeur de lettres du lycée du Parc, à Lyon, le professeur Butin. Jean Butin publie cette année-là une copieuse biographie du « gros » (c’était le surnom de Béraud). Il parvient à faire rééditer ses principaux livres (romans et souvenirs) chez un éditeur régional, et tente d’organiser une exposition et un colloque, à Lyon. L’initiative fait l’objet d’un violent tir de barrage et avorte ; mais on découvre à cette occasion que Béraud bénéficie d’un petit réseau de défenseurs et d’admirateurs, parmi lesquels il convient de classer les écrivains Bernard Clavel, Alphonse Boudard, Frédéric Dard (San Antonio), Kléber Haedens, Thierry Maulnier et Michel Déon, l’animateur de télévision Jacques Martin ou l’éditeur Christian de Bartillat.
La seconde vie d’un grand écrivain
La seconde résurrection s’est produite il y a une vingtaine d’années. Tout est parti de l’île de Ré. Quelques vacanciers, autoproclamés « amis d’Henri Béraud », voulurent organiser, en plein mois de juillet, le 14 juillet pour être précis, une promenade littéraire dans les rues de village. Une conférence sur le thème « Vive l’ampleur ! » était également annoncée, par l’auteur de polars de la Série Noire (lui-même assez « ample » et admirateur de Béraud) ADG. François Brigneau, Jean Raspail, Claude Duneton et quelques autres étaient de la partie.
A la stupéfaction générale, la promenade littéraire fut interdite et la salle des fêtes cadenassée, Saint-Clément-des-Baleines (400 habitants) se retrouvait quadrillée par une compagnie de CRS !
Le parti communiste de l’île de Ré (sic), 25 adhérents, tous encartés depuis 50 ans au minimum, dirigé par un dénommé Parise, organisa une manifestation antifasciste et fit venir sur l’île quelques gros bras de la CGT du Livre. Une fillette, qui portait la gerbe de Béraud, fut brutalisée, et la gerbe piétinée. Mais l’auteur de ces lignes eut le plaisir de gifler Parise et de lui faire tomber… sa perruque.
Dans les pages du Figaro littéraire, Geneviève Dormann protesta : « A-t-on le droit de perpétuer par des rumeurs malveillantes, par ignorance de ce qui fut ou par bêtise hargneuse, une injustice flagrante : la condamnation à mort d’Henri Béraud en 1944 ? » Tandis que Jean Dutourd ironisait dans France-Soir : « On dira ce qu’on voudra : mobiliser une compagnie de gendarmes trente-huit ans après qu’on est mort, c’est une fameuse réussite pour un écrivain. (…) Moi, si j’étais maire de Saint-Clément-des-Baleines, c’est chez les écrivains vivants qui font des fautes de français que j’enverrais les gendarmes. Mais il en faudrait plus de trente. »
L’interdiction de la promenade littéraire se renouvela chaque 14 juillet pendant plusieurs années et donna lieu à un procès, qui se termina par la condamnation des censeurs, grâce à Me Wallerand de Saint Just, qui avait lui aussi des attaches sur l’île de Ré.
L’affaire avait fait suffisamment de bruit pour attirer à nouveau l’attention sur cet écrivain oublié. Et depuis lors – et c’est là que l’histoire est formidable ! – Henri Béraud est lu à nouveau. Le « scandale », la réputation d’écrivain maudit qui lui a été faite, a donné une seconde jeunesse à son œuvre. Une grande partie de celle-ci (57 livres, reportages, essais et mémoires) a été rééditée, y compris les textes les plus improbables comme ses biographies des peintres de l’école lyonnaise, ses poèmes, ses articles du Canard Enchaîné, du Crapouillot et du Merle Blanc de l’après-guerre (de 14-18), et même ses articles polémiques de Gringoire, y compris ceux qui lui avaient valu sa condamnation. Et Béraud est désormais présenté (à nouveau) comme une gloire littéraire, sur les peintures en trompe-l’œil des murs lyonnais, comme dans les ouvrages touristiques sur l’île de Ré…
Fanny Besson pour Vialatte, Jean-Baptiste Chaumeil pour Perret, Xavier Soleil pour René Benjamin, l’association des amis d’Henri Béraud… il suffit parfois d’une poignée d’individus pour faire sortir du néant ou sauver de l’oubli un écrivain. A condition, bien évidemment, qu’il s’agisse d’un grand écrivain.
Francis Bergeron
Président des amis d’Henri Béraud
LES GRANDS LIVRES DE BERAUD
Ce qu’il faut avoir lu de Béraud, parmi les 57 titres de sa bibliographie
Romans :
Le Vitriol de lune, Prix Goncourt 1922
Le Martyre de l’obèse, Prix Goncourt 1922
Au Capucin gourmand, 1925
Le Bois du templier pendu, 1926
Les Lurons de Sabolas, 1932
Ciel de suie, 1933
Reportages :
Ce que j’ai vu à Moscou, 1925
Ce que j’ai vu à Berlin, 1926
Le Flâneur salarié, 1927
Ce que j’ai vu à Rome, 1929
Souvenirs :
La Gerbe d’or, 1928
Qu’as-tu fait de ta jeunesse ?, 1941
Les Derniers Beaux Jours, 1953
Quinze jours avec la mort ou la chasse au lampiste, 1951
TF677, 1997 (inédit, publié par l’ARAHB)
Polémique :
La Croisade des longues figures, 1924
Faut-il réduire l’Angleterre en esclavage ?, 1935
Gringoire, Ecrits. Tome I : 1928-1937, Tome II : 1937-1940, Tome III : 1940-1943