Dans sa génération d’illustrateurs, Floc’h incarne, sans concurrent sérieux, l’obsession de l’élégance. Jusqu’à la préciosité ? Contrairement à de nombreux dandys qui ne s’assument pas, Floc’h ne nie pas être héritier de Brummell. Le Breton est d’ailleurs plus qu’un illustrateur, Floc’h est un écrivain qui dessine, la bande dessinée n’est pour lui qu’une branche de la littérature. « Le terme de “bande dessinée” m’a toujours énervé. Je considère que je fais des livres. Ça n’a l’air de rien mais ça change tout. Quelqu’un qui aspire au livre ne fera pas de la bande dessinée comme les autres. » L’entrée de Floc’h dans ce 9e art qu’il récuse a été fracassante. Le Rendez-vous de Sevenoaks, sur un texte de Rivière, est publié par Pilote en 1976 et enthousiasme la critique. Une traînée de poudre.
« J’aime les choses achevées »
Avec le recul des années, Floc’h a voulu rassembler son œuvre autour de trois trilogies : La Trilogie anglaise, Blitzet Olivia Stengers ; formant « une œuvre cohérente et portable », selon ses propres mots. Au-delà de l’élégance du trait, s’inscrivant nettement dans la lignée de Hergé et Jacobs, il faut insister sur celle des couleurs, Floc’h s’étant tenu au pinceau plutôt qu’à d’autres méthodes, des décennies durant. Trait noir, aplats simples de couleur, formes épurées. La rigueur formelle, le classicisme de Floc’h n’ont pas seulement des vertus esthétiques, mais morales. Le dessinateur a le goût de la « belle image », celle qui permet qu’« on s’y installe, qu’on s’y sente bien ». La beauté contre la tentation du chaos, ou pire, du néant. Et la chose est devenue rare dans la production actuelle. La tenue – telle que l’envisageait par exemple Henry de Montherlant – est fondamentale chez Floc’h, qui aime citer le mot fameux de Borges : « S’il fait froid, que l’on est bien rasé et que la cravate est bien nouée, on mérite d’être intelligent. On peut même affronter la journée. » De là le soin extrême qu’apporte l’illustrateur à l’esthétique du quotidien, de la décoration de son appartement à la coupe de ses costumes, le tout dans un heureux mariage des traditions française et anglaise.
De Resnais au New Yorker
Floc’h s’est illustré comme affichiste, pour Alain Resnais, Woody Allen, Podalydès ou encore Danièle Thompson. Bien que cinéphile, il entretient pourtant une relation paradoxale avec le cinéma, son goût personnel peinant à s’exercer au-delà des chefs-d’œuvre du cinéma muet. Soit. Comment expliquer que Floc’h fut mieux accueilli aux Etats-Unis qu’en France ? Son style est-il trop british pour le lecteur français ? Il eut l’occasion de travailler pour les plus grands titres de presse outre-Atlantique, de Life au New Yorker. New Yorker où il put exprimer son art, tant sur les célèbres couvertures qu’en pages intérieures. Il y croqua de nombreuses personnalités, d’Arthur Koestler à Agatha Christie en passant par Colette et Freya Stark. En France, ses illustrations pour la presse furent à la fois plus rares et moins prestigieuses : Le Nouvel Observateur, Lire… Seul François-Jean Daehn, grand commandeur du magazine Monsieur, sut s’attacher durablement les services de Floc’h, en lui offrant l’exclusivité des couvertures de cet arbitre des élégances fondé en 1919. Ce travail d’illustration, et particulièrement les couvertures du New Yorker, furent l’exercice préféré de Floc’h, qui reprochait à la bande dessinée l’urgence dans laquelle elle plonge l’auteur confronté à « l’empilement de dessins ».
By Jove
S’il fut grand voyageur durant ses années de jeunesse, le Floc’h de la maturité est sédentaire : « J’aime être chez moi dans mon décor, avec mes livres, mes objets, et je ne m’en éloigne que pour un exotisme de proximité : l’Ecosse, les lacs italiens, la Bavière, Rome, la Suisse… Même le 16e arrondissement de Paris est l’étranger pour moi. » Bien que voyageur en chambre, le goût de Floc’h penche résolument – et depuis l’enfance – du côté de l’Angleterre. Il n’a d’ailleurs jamais songé à masquer son « anglophilie galopante ». De là son attachement aux clubs de gentlemen, aux fauteuils Chesterfield, à P.G.Wodehouse et aux parcours de golf. L’époque dans laquelle il aurait aimé vivre ? L’Angleterre des années 1930… On l’imagine très malheureux dans la France des gourous chétifs de l’intelligence artificielle et des Gilets jaunes, entre les tours de verre des quartiers d’affaires et la laideur des ronds-points de la France périphérique. Heureusement, il lui reste la haute littérature, le souvenir des femmes aimées, l’odeur de la tourbe et ses pinceaux. Quant à nous, il nous reste Floc’h. Et ce n’est pas rien.
- Floc’h a publié en 2011 un très beau recueil d’illustrations pour les enfants, « de 7 à 77 ans ». Une vie exemplaire (éditions Helium) est à mi-chemin entre le livre d’images et le traité philosophique, on y vérifie que Floc’h est, aussi, un grand moraliste classique.
Pierre Saint-Servent – Présent