On réédite les souvenirs d’Horace de Carbuccia, qui fut le patron du plus extraordinaire hebdomadaire de l’entre-deux-guerres, Gringoire, des prestigieuses Editions de France, et aussi député de Corse. En 1973, quand Plon avait publié Le Massacre de la victoire, souvenirs de ce grand patron de presse et grand éditeur que fut Horace de Carbuccia, le livre avait été massacré, lui aussi, par les tenants du politiquement correct de l’époque. C’est que tout le monde se souvenait encore que Gringoire avait combattu le Front populaire, que Gringoire avait pris position en faveur des patriotes contre les rouges pendant la guerre d’Espagne, que Gringoire avait contesté les sanctions contre l’Italie lors de l’affaire éthiopienne, que Gringoire avait soutenu les Parisiens pendant les émeutes de février 1934. Et que Gringoire avait dénoncé le déserteur Salengro sous la plume d’Henri Béraud. Gringoire était donc la « feuille infâme » que stigmatisaient toujours, trente ans après sa disparition, les tenants du camp du Bien. Dans un article de condamnation solennelle Pierre Viansson-Ponté, qui dirigeait Le Monde, quotidien de gauche alors au faîte de sa puissance intellectuelle et morale, avait donné le ton : Carbuccia, Gringoire, devaient être mis au pilori et frappés d’une indignité éternelle.
En fait, Le Massacre de la victoire, 1919-1939, est sans doute le meilleur livre jamais écrit sur ce que fut l’entre-deux-guerres, certes vue de droite. Alain Decaux, homme de gauche et futur ministre de Mitterrand, l’avait noté : « Excitants Mémoires. Tout l’entre-deux-guerres expliqué selon la droite et du haut d’un inestimable observatoire. »
Cet inestimable observatoire, c’est l’hebdomadaire Gringoire. Au départ, nous avons un journal littéraire et culturel. Son rédacteur en chef en est un personnage assez génial, Joseph Kessel, juif, apatride, alcoolique, bagarreur, et aussi anticommuniste intraitable, reporter au talent exceptionnel, conteur né, tout ça à la fois, mélange détonnant et tempétueux. Kessel attire au journal les meilleures plumes du temps. Et toutes, ou presque, célèbres ou appelées à le devenir. Cette fameuse école littéraire « populiste » dont Gringoire sera le fer de lance va compter dans ses rangs Somerset Maugham, Henri Béraud, Paul Chack, Georges Suarez, Roland Dorgelès, Henry de Monfreid, Francis Carco, Blaise Cendrars, Mac Orlan, Albert Londres, Romain Gary, La Varende, Paul Morand etc. Une école littéraire moins cérébrale que celle de Je suis partout (Brasillach, Bardèche, Rebatet, Gaxotte…) ou que celle de Marianne (Emmanuel Berl), et généralement plus portée sur les plaisirs de la vie, la bonne chère, les petites dames, le beaujolais, les belles voitures, les voyages et autres.
Gringoire était un journal vivant, attachant. Mais Gringoire, c’était aussi des campagnes d’opinion et les tribunes régulières de quelques rares politiciens, à commencer par André Tardieu, qui fut peut-être le seul véritable homme politique de droite à stature gouvernementale de toute cette époque. A Gringoire, collaboraient aussi les meilleurs caricaturistes de presse, qui s’appelaient Charlet, Bib, Roger Roy, Gus Bofa, Paul Iribe, Chas Laborde, Poulbot, Chancel… Excusez du peu ! Il ne manque à cette énumération des talents majeurs du dessin de presse que Sennep, Gassier et Ralph Soupault pour que la liste soit absolument complète.
Un grand journal d’opinion, très combatif et très lu
Rien d’étonnant si Gringoire a pu vendre, à certaines périodes, jusqu’à près d’un million d’exemplaires par semaine. Ce fut le cas en 1936. « Il existait alors deux catégories de journaux : les journaux dits d’opinion qui, en général, n’avaient pas de lecteurs, et les journaux d’information, qui avaient beaucoup de lecteurs, mais pas d’opinion », écrit Carbuccia, qui ajoute : « Gringoire était un grand journal d’opinion, très combatif et très lu. Voilà son originalité. »
Mais Carbuccia avait d’autres cordes à son arc. Il fut le promoteur de la Revue de France, grande revue littéraire que dirigeait Marcel Prévost. Mais il fut aussi et peut-être avant tout un éditeur avisé. Ses éditorialistes, ses reporters, ses journalistes, il savait les « vendre », les mettre en valeur : et leurs « papiers » finissaient souvent sous forme de livres. Ces livres relançaient l’intérêt sur le sujet traité et la notoriété du signataire. Les Editions de France – tel était le nom de cette maison – faisaient jeu égal avec les plus grands éditeurs, avec Gallimard ou Plon. La collection principale était essentiellement littéraire, mais une série policière, « A ne pas lire la nuit », connaissait également le succès, ainsi qu’une série historique. Carbuccia fut un précurseur dans le domaine du livre de poche. Les collections des Editions de France étaient de petit format, et des tirages fabuleux compensaient des prix très tirés. Un dessin en couleur ornait le plus souvent les couvertures. Le talentueux Becan en était souvent l’auteur. Quels étaient les best-sellers ? Béraud, Maugham, Kessel ou Chack, déjà cités, mais aussi quelques autres écrivains qui, eux, n’ont pas passé le barrage du temps : Louis-Charles Royer, Marcel Prévost, Larrouy, Recouly… les Lévy et Musso de l’époque.
Carbuccia, ce sont aussi les soirées, les salons, les réseaux. Sa femme, Adry de Carbuccia, passait pour être l’une des plus belles et des plus élégantes femmes de Paris. Elle était apparentée au préfet Jean Chiappe, sa belle-fille, très exactement. Dans les années trente, les salons du couple Carbuccia, un vaste appartement de l’avenue Foch, étaient extrêmement courus, de même que leur villa de la Côte d’Azur, située à Sainte-Maxime.
Chez les Carbuccia, on pouvait rencontrer Chiappe ou Tardieu, bien entendu, mais aussi Céline, Cocteau, Colette, Drieu la Rochelle, Mauriac, Maurois, et tous les écrivains de son « écurie » des Editions de France. Sur ce plan, son épouse Adry a bien restitué l’ambiance du temps et les rencontres parfois les plus improbables, dans un autre remarquable livre de souvenirs, Du tango à Lily Marlène, publié beaucoup plus tard que Le Massacre de la victoire, très exactement en 2008.
Une époque qui avait mal commencé et qui finit plus mal encore
Pour terminer sur les activités d’Horace de Carbuccia, il convient de rappeler aussi qu’il fut député de Corse à partir de 1932, à l’issue d’une campagne électorale, fort agitée, de six semaines. Un chapitre de ses souvenirs est consacré à cette pittoresque aventure. Et il faut lire aussi le livre de son ami Henri Béraud, venu lui prêter main-forte : Souvenirs d’avril. Parfum corse. Carbuccia écrit : « Il faut refuser [de se présenter]. La politique, c’est la fin de notre bonheur, conseillait ma femme, qui ne se trompait pas. » C’est d’ailleurs pourquoi, quatre ans plus tard, Carbuccia préférera laisser son siège à son beau-père, le fameux préfet Jean Chiappe du 6 février 34.
La réédition de ce Massacre de la victoire est très judicieuse, car elle ajoute à l’édition de 1973 une suite, des textes publiés seize ans plus tard sous le titre Les Racines de l’enfer 1934-1939. La nouvelle édition est en outre illustrée de nombreux dessins de presse, qui contribuent bien à donner l’ambiance du temps. Et elle comporte, sur une douzaine de pages, un très utile index des noms cités.
Lisez Le Massacre de la victoire. Ajoutez-y les souvenirs de Xavier Vallat (Le Nez de Cléopâtre, Le Grain de sable de Cromwell), ceux de Charbonneau (Les Mémoires de Porthos), Galtier-Boissière (Mémoires d’un Parisien), et évidemment Notre avant-guerre (Brasillach), Les Décombres (Rebatet) et Les Derniers beaux jours (Béraud). Vous pourrez considérer qu’avec ces huit livres, vous aurez lu le meilleur de ce qui a été écrit sur l’entre-deux-guerres. Uniquement des chefs-d’œuvre. Carbuccia a écrit peu de livres. Mais ce Massacre de la victoire, dans un style simple, alerte, fait revivre, avec un réel talent de conteur, les joies, les espérances, les combats et les drames d’une époque qui avait mal commencé, et qui finit plus mal encore.
Le Massacre de la victoire, par Horace de Carbuccia, 706 p., éd. de Paris, 2015, 32 euros.
Francis Bergeron – Présent