Aussi détesté qu’il est peu lu, Maurras reste, soixante ans après sa mort, un repoussoir. Un Cahier de L’Herne invite à relire plus sereinement ce penseur capital. Le nom de Maurras ne peut plus être prononcé sans qu’aussitôt se déchaînent les passions. Au fanatisme aveugle de tant de ses disciples répond trop souvent sur le bord opposé une haine instinctive et peu instruite de son objet. Devant cette tombe ouverte, devant le corps d’un homme qui, cinquante ans de sa vie, a honoré les lettres et le génie français, ne serait-il plus possible de tenter d’être juste et d’évoquer sereinement une vie tout entière dévouée à une esthétique exigeante, à une patrie déifiée, dévorée aussi par une confiance démesurée dans les droits de l’intelligence et le pouvoir de la raison ? » Voici ce qu’on pouvait lire dans le Monde, au lendemain de la mort de Maurras, le 16 novembre 1952, sous la plume du futur directeur du journal du soir, André Fontaine.
Soixante ans plus tard, la haine n’a pas reculé, au contraire, à l’égard de cet homme, écrit encore André Fontaine, « en qui rien n’était sordide ». Le nom de Maurras reste un repoussoir commode, l’adjectif maurrassien une étiquette odieuse apposée à ceux que l’on veut écarter du “cercle de la raison”. Ceux qui ignorent tout de Maurras savent tout de même deux ou trois choses : l’antisémitisme du fondateur de l’Action française, son soutien au régime de Vichy, sa condamnation pour “intelligence avec l’ennemi”.
Que l’antisémitisme, réel, de l’Action française n’ait rien de racial (au contraire, par exemple, de celui de Voltaire, qui n’empêche personne de s’en réclamer) et soit en partie lié au contexte de l’époque, que le soutien de Maurras à Pétain n’ait pas signifié une complaisance pour l’occupant, que Maurras ait toujours condamné le nazisme, non seulement comme incarnation de l’Allemagne honnie, mais aussi comme idéologie démente – Maurras n’ayant pas été le dernier à condamner ses délires racistes – , rien ne permet de nuancer le jugement. L’hostilité a la vie d’autant plus dure que personne ne lit plus Maurras, puisqu’il n’est plus édité. Seules les Éditions de L’Herne, ces dernières années, ont brisé le tabou, rééditant encore récemment un conte de jeunesse, la Bonne Mort.
Ce sont ces mêmes Éditions de L’Herne qui publient le Cahier Maurras, dirigé par Stéphane Giocanti et Axel Tisserand, où figure notamment ce texte d’André Fontaine cité plus haut. Volume dense, où l’on trouvera des analyses des grands thèmes de son oeuvre, des textes rares de Maurras, mais aussi d’Apollinaire, Proust, Bernanos, Malraux, Montherlant, Paulhan ou Nimier, qui témoigne du formidable rayonnement du penseur royaliste sur le monde intellectuel français.
On complétera utilement sa lecture par celle de l’Action française, de François Huguenin, réédition en poche de son livre À l’école de l’Action française : l’auteur nous pardonnera de penser que cette nouvelle mouture est inférieure à l’originale, le souci de marquer une distance critique avec son sujet l’emportant parfois sur la justesse et le jugement moral brouillant par moments l’analyse. Le livre n’en reste pas moins une étude d’une ampleur et d’une ambition bienvenues, même si ses thèses, toujours solidement étayées et stimulantes, sont souvent discutables – sur la xénophobie maurrassienne ou la contagion de sa pensée par la modernité, par exemple.
Chacune à leur manière, ces deux publications marquent l’importance d’une oeuvre qui domine la pensée politique française du XXe siècle et demeure la plus ambitieuse tentative, non seulement de penser la politique, mais aussi la civilisation ; et non seulement de la penser, mais de la protéger et de la mettre en oeuvre. À cet égard, si « l’aventure humaine et intellectuelle d’une intensité exceptionnelle » que fut l’Action française, comme l’écrit Huguenin, se solde par un échec politique, il est abusif de la décrire, comme il le fait, comme une simple utopie, tant son influence pratique fut grande, y compris sur la politique républicaine, et tant elle éveilla d’innombrables esprits à l’idée que la civilisation n’est pas un simple miracle, mais une construction politique, fruit d’efforts incessants et de combats rugueux. Que la civilisation se mérite, se construit pierre à pierre, que nous en sommes chacun l’architecte et le rempart – par le “politique d’abord”, certes, mais aussi par un « rétablissement intellectuel et moral » qui est de la responsabilité de tous. Combat qui commence par l’acceptation de se reconnaître héritiers, comme Maurras le proclame dans ce magnifique texte de 1907 : « Je suis Romain par tout le positif de mon être, par tout ce qui s’y joignent de plaisir, le travail, la pensée, la mémoire, la raison, la science, les arts, la politique et la poésie des hommes vivants et réunis avant moi. Par ce trésor dont elle a reçu d’Athènes et transmis le dépôt à notre Paris, Rome signifie sans conteste la civilisation et l’humanité. Je suis Romain, je suis humain : deux propositions identiques.
Pour le penseur royaliste, l’ordre injuste est la pire des anarchies
Si Huguenin tend à faire de Maurras un sujet purement historique, l’intérêt du Cahier de L’Herne est pourtant de montrer que son œuvre demeure, dégagée de ses scories, d’une brûlante actualité. Sur les mirages de l’égalitarisme, sur la pollution de la raison par l’invasion des sentiments, sur l’ordre injuste qui est la pire des anarchies (relire sa magnifique défense d’Antigone contre Créon dans Antigone, vierge-mère de l’ordre), sur la nécessité de placer « les libertés en bas, l’autorité en haut », quand la politique démocratique fait tout le contraire, ne gouvernant rien et administrant tout, comme le disait Bainville ; sur la vanité d’un droit qui se prive de l’appui de la force ; sur la nécessaire indépendance du pouvoir, sans quoi la liberté politique est un leurre ; sur la barbarie toujours aux aguets et qui menace notamment dès que « l’animal sensible » se préfère au raisonnable : sur tous ces sujets et quelques autres, la pensée de Maurras a encore bien des choses à dire à l’homme du XXIe siècle.
Les premières lignes de la préface de Quand les Français ne s’aimaient pas, Chroniques d’une renaissance (1895-1905) semblent à cet égard avoir été écrites pour nous : « Quand les Français ne s’aimaient pas, ils ne pouvaient rien souffrir qui fût de leur main, ni de la main de leurs ancêtres : livres, tableaux, statues, édifices, philosophie, sciences. Cette ingratitude pour leur patrie était si farouche qu’un étranger a pu dire que leur histoire semblait écrite par leurs propres ennemis. Ni les arts, ni les lettres, ni les idées ne trouvaient grâce, à moins de venir d’autre part. » La suite, où Maurras démontre comment un travail inlassable put produire, en quelques années, un retournement complet de l’esprit public, vaut aussi pour aujourd’hui. Le refus de laisser mourir ce qui est nécessaire
Dans ce refus d’écouter les sirènes de “l’inéluctable” déclin, la mélopée insidieuse du consentement à la disparition des choses aimées et nécessaires au bonheur de l’homme, Henri Massis voyait « une intime protestation contre la mort » : « Cette protestation, ce refus de mourir, nous la sentons passer à travers toute cette vie […] cette œuvre toute mobilisée contre les puissances de mort, qu’elles se nomment individualisme ou romantisme, démocratie ou révolution. Sous la sensualité même qui gonfle et dore ses plus riches cadences, au détour d’une phrase qu’anime le plus beau sang, on voit battre ce mortel frisson ; car nul ne sait si bien comment une réussite heureuse – qu’il s’agisse d’un poème ou d’une civilisation – est prompte à se défaire, pour peu qu’elle s’abandonne. Ne consentir aucun abandon, protéger, sauver, transmettre le capital humain, dompter les exigences de l’individu, tout reporter au bien général qui est le bien commun, tâche incessante où se dépense une ardeur surhumaine que seule la volonté anime… »
Dans le soir qui semble monter sur la civilisation européenne, peut-être l’obscurité croissante nous fera-t-elle oublier les querelles accessoires et ne plus voir dans cette oeuvre que ses « clartés utiles », à la façon dont Maurras ouvrait ses Quatre Nuits de Provence : « La journée va finir sans flammes, j’ai prié qu’on n’allumât point. Que le soir monte avec ses fumées incertaines : le détail, l’accident, l’inutile s’y trouveront noyés, il me restera l’essentiel. Ai-je rien demandé d’autre à la vie ? »
Laurent Dandrieu – Valeurs Actuelles
À lire : Maurras, cahier dirigé par Stéphane Giocanti et Axel Tisserand, L’Herne, 392 pages, 39 €.