Le 13 septembre 1993, des automobilistes du Massachusetts ont pu apercevoir un détail pour le moins inhabituel. Un panneau d’affichage situé au bord de l’autoroute avait été recouvert par une bannière noire de trois mètres sur trois où était inscrite en lettres blanches la mention « Sauvez la planète – Suicidez-vous ». Il s’agissait de la première action à grande échelle de la nouvellement formée « Église de l’Euthanasie ». Au cours des années 1990, cette Église s’est fait remarquer aux yeux du grand public via des actions coup de poing – dont une apparition au Jerry Springer Show. Elle désirait attirer l’attention sur les dangers environnementaux liés à la surpopulation de la planète.
Aujourd’hui, le site de l’Église de l’Euthanasie existe toujours bien que l’Église elle-même ait disparu. Ses campagnes agressives n’ont jamais réellement fonctionné, mais ses membres n’ont pas hésité à mettre en pratique les idées qu’ils défendaient.
Le réalisateur Stephen Onderick cherche en ce moment même à financer son nouveau documentaire sur Kickstarter, documentaire qui traitera de l’histoire mouvementée d’une Église loin de respecter le credo chrétien. « Pour certains, l’Église de l’Euthanasie était une organisation importante qui pointait du doigt des enjeux écologiques essentiels, pour d’autres, il s’agissait d’une blague méticuleusement montée, m’a déclaré Onderick. Enfin, selon certains, on avait affaire à une secte très dangereuse. »
Bien que le documentaire n’en soit qu’au premier stade de sa création, son réalisateur promet de fournir une rétrospective fascinante sur l’un des mouvements les plus controversés des années 1990. Onderick a obtenu l’accès à des archives jamais diffusées ainsi qu’à 12 heures d’interview des principaux protagonistes.
Pour resituer les choses, l’Église de l’Euthanasie a été fondée en 1992 par la développeuse de logiciels et DJ Chris Korda. Korda s’inspirait des idéaux du dadaïsme, mouvement artistique qui a émergé pendant la Première Guerre mondiale afin de « détruire les mythes de la raison et découvrir un ordre irraisonné », selon Jean Arp.
Sur le site de l’Église, Korda raconte que l’inspiration lui est venue dans un rêve, pendant lequel elle était « confrontée à une intelligence extraterrestre connue sous le nom de “The Being”, s’exprimant au nom des habitants de la Terre présents dans d’autres dimensions ». The Being lui aurait annoncé que l’écosystème de notre planète est en train de s’affaiblir, et que nos leaders faisaient exprès de l’ignorer. The Being lui aurait d’ailleurs demandé pourquoi nos dirigeants nous mentaient ainsi.
C’est pour cette raison que l’Église a un seul et unique commandement : « Tu ne procréeras point. »
J’ai récemment interviewé Korda et lui ai demandé si certains membres avaient dû être exclus pour ne pas l’avoir respecté. « Malheureusement oui, m’a-t-elle répondu. Il y a eu un certain nombre d’excommunications. Vu que nous n’avons qu’un seul commandement, une politique de tolérance zéro est en place pour ceux qui échouent à le respecter. »
Cette religion étrange défend également quatre piliers, qui sont basés sur le volontariat : le suicide (« optionnel mais encouragé »), l’avortement (« qui peut s’avérer nécessaire pour éviter la procréation »), le cannibalisme (« obligatoire si vous êtes obligé de manger de la viande, mais seulement si la personne est déjà morte »), et la sodomie (« optionnelle, mais fortement encouragée »).
C’est dans cette optique-là que « Sauvez la planète, suicidez-vous » a rapidement émergé comme la réponse parfaite face à l’inquiétude de Korda quant à la destruction de l’environnement.
Alors que la plupart des activistes étaient là pour contester l’ingénierie génétique, l’Église désirait montrer son soutien à la conférence – avec l’idée que détruire l’humanité était une fin désirable.
Korda n’a pas attendu longtemps pour populariser ce laïus. Tout d’abord, elle s’est rendue à la Convention Démocrate et a distribué des stickers avec ce slogan aux nombreux délégués présents. Quelques mois plus tard, elle a commencé à coller des autocollants sur les voitures de police. Ce slogan allait devenir le symbole de l’Église pour les années à venir. Il a aussi servi de nom à l’EP de Korda, sorti en 1994 sur le label Kevorkian Records.
En 1994, l’Église a été reconnue par l’état du Delaware – et donc n’avait plus à payer des impôts. Un journal baptisé Snuff It fut publié et envoyé par la poste aux différents membres, accompagné des « e-sermons » de Korda. Le 10 septembre de la même année, l’Église tenait sa première marche publique. Korda était à la tête d’un cortège d’une douzaine de personnes, arborant un bâton avec un bébé en plastique ensanglanté et un bout du drapeau américain noué autour – un symbole pro-avortement. Ce petit groupe entonnait avec régularité « Sauvez la planète ! Suicidez-vous ! », ce qui a conduit les organisateurs à arrêter l’événement.
L’apologie du suicide au sein de l’Église a débuté en 1995, avec la location d’un panneau publicitaire qui affichait le numéro vert de « la hotline d’Assistance Suicide » accompagné d’un message assez glauque : « On vous aide à chaque étape ! On a déjà aidé des milliers de gens, pourquoi pas vous ? » L’idée était de diffuser en boucle des messages préenregistrés avec des instructions pour se suicider. La compagnie de téléphone n’a jamais activé la ligne.
Malgré cet échec, le site Web de l’Église a continué à donner des instructions assez explicites. À l’époque, un type nommé Jack Kevorkian aidait les gens à mettre fin à leurs jours. Korda savait pertinemment que faire l’apologie du suicide n’allait pas la mener en prison. Ainsi, elle publiait de nouvelles instructions sur son site et s’indignait de voir que « personne ne [s’était] réellement donné la mort et que les parents de certains suicidés nous [poursuivaient] en justice. »
Son attente a été récompensée en 2003, lorsqu’une femme fut retrouvée morte, tenant dans sa main une notice imprimée sur le site de l’Église de l’Euthanasie. Jenifer Joyce, procureure de la ville de St Louis, a alors publiquement menacé l’Église et les instructions ont été rapidement retirées. Lorsque j’ai interrogé Korda à ce sujet, elle m’a répondu : « Je ne suis pas au courant de l’existence de tels événements, et si je l’étais, je me refuserais à tout commentaire. »
Mais revenons un peu en arrière. En 1996, l’Église a commencé à organiser des manifestations contre les rassemblements anti-avortement dans la région de Boston. Le premier week-end, ses membres se sont postés devant une clinique de la ville avec des panneaux destinés à provoquer les manifestants, du type : « À bas la reproduction », « Les fœtus sont faits pour être détruits », « Déprimé ? Commettez le spermicide », « Faites l’amour, pas des bébés », « Aimez la planète, ligaturez vos trompes », etc.
« On a fait face à certaines personnes très dangereuses », m’a avoué Korda. « On était sur la liste officielle des ennemis de l’Operation Rescue. Ces manifestants pro-vie nous voulaient morts, et il ne s’agissait pas de gens avec qui on peut déconner. »
Korda et d’autres membres de l’église ont fini par être invités au Jerry Springer Show. L’épisode, intitulé « Je veux rejoindre une secte prônant le suicide » – la vidéo est ici – dévoilait un Springer en accord avec la plupart des positions de l’Église, mais critiquant la propension de ses membres à encourager les adolescents à se suicider, alors qu’ils devraient être aidés. Le présentateur avait aussi exprimé son dégoût devant les appels au cannibalisme et attiré l’attention sur le fait que l’Église fournissait des instructions précises pour « dépecer une carcasse humaine ».
Korda a passé l’année suivante à faire la promotion de son album de techno intitulé Six Billion Humans Can’t be Wrong. En 1999, l’Église a modifié son approche et s’est engagée en faveur de la défense de l’environnement en traversant la rivière Charles avec un radeau fait maison. Le bateau affichait une voile de six mètres sur deux disant « Sauvez la planète, Suicidez-vous », balançait de la musique à fond, et avait du mal à rester à la surface. La police a fini par escorter le bateau jusqu’à la rive et a demandé aux activistes d’éteindre la musique.
L’année d’après, l’Église a cherché à participer aux manifestations qui entouraient une conférence tenue à Boston. Alors que la plupart des activistes étaient là pour contester l’ingénierie génétique, l’Église désirait montrer son soutien à la conférence – avec l’idée que détruire l’humanité était une fin désirable. Les proches de Korda portaient une bannière qui indiquait : « L’extinction humaine tant qu’il en est encore temps ».
D’après elle, les organisateurs de la manifestation ont tenté de les frapper. Ce sera la dernière apparition publique du mouvement. « Ce que nous faisions était extrêmement dangereux, m’a précisé Korda. Je me suis lassée, j’ai presque été battue à mort. L’opposition la plus radicale ne venait pas de chrétiens ou d’extrémistes catholiques, mais des gauchistes, parce qu’ils n’aiment pas la police – ils préfèrent tabasser. »
En décembre 2001, Korda s’attirait une dernière fois les foudres du public en sortant un clip intitulé « I like to watch ». La vidéo était un mashup de morceaux de techno amateurs avec des clips pornos, du sport, et les attaques du 11 septembre. Korda m’a dit que la vidéo capturait la « fascination perverse et l’excitation sexuelle » qu’elle ressentait en regardant les attaques à la télévision.
« Politiquement parlant, ça m’a fait du bien de voir les États-Unis en difficulté, pour une fois. Il y avait comme un sentiment de justice, comme si les poulets revenaient à la basse-cour pour être grillés, dit-elle. En termes de genre, l’énorme entaille faite par l’avion était manifestement femelle. J’avais été témoin d’un drame freudien à l’échelle nationale : le pénis de l’Amérique avait été transformé en vagin. »
Des déclarations comme celle-là, couplées au penchant de l’Église pour les grandes démonstrations de misanthropie, peuvent conduire à se demander si l’Église de l’Euthanasie n’a pas été, en partie ou dans sa totalité, une immense performance artistique – ou simplement une farce.
Si c’était le cas, ni Korda ni aucun des membres du groupe n’ont jamais rompu le secret. Aujourd’hui encore, Korda semble tout à fait honnête et enthousiaste à l’idée de discuter de l’Église et en particulier de son manifeste « Antihumanism ».
Dans ce document de plus de 6 000 mots, Korda explique que « les humains font le choix en connaissance de cause de placer leurs intérêts au-dessus de la qualité de vie. Ce n’est pas seulement immature, c’est aussi honteux et criminel. » Elle fait également remarquer que « contrairement à la misanthropie de base, l’anti-humanisme se distingue par sa révérence à la vie non-humaine ». Ce « manifeste » est rempli de concepts scientifiques – comme le paradoxe de Fermi et les idées de penseurs comme E.O Wilson et Richard Dawkins – mais aussi de théories plus bancales, comme le déni du Sida.