Le Prix Goncourt attribué à Mathias Enard pour Boussole, le Renaudot donné à Delphine de Vigan pour D’après une histoire vraie, le Grand Prix du roman de l’Académie française pour Les Prépondérants d’Hédi Kaddour et 2084 de Boualem Sansal, le Prix décembre remporté par Un amour impossible de Christine Angot, très peu pour eux. «Les prix n’ont aucun intérêt.» À la librairie l’Iris Noir à Paris, la sentence est directe et on refuse de s’étendre davantage sur un sujet qui occupe bien trop d’espace médiatique. Moins radicale, Sophie, salariée dans la librairie Terre des Livres dans le VIIe arrondissement de Lyon ironise sur l’importance accordée à ces récompenses: «Le seul intérêt, c’est de rappeler de temps en temps que la littérature ça existe. Après c’est clair que c’est une grosse machine qui ne met pas du tout en avant des auteurs à découvrir ni de petits éditeurs. C’est toujours les mêmes qui reviennent, toujours les mêmes qui donnent les prix et toujours les mêmes qui les reçoivent.»
La course aux prix est perçue comme une compétition de l’entre-soi où le jury fait monter la mayonnaise médiatique, en éliminant petit à petit les candidats au titre. Ce faux suspens n’attise en rien la curiosité d’Alexandra, salariée d’une librairie parisienne. Les lauréats? Elle ne les lit pas.
«Je n’ai pas le temps, et dès l’instant où le livre reçoit un prix, il n’a pas besoin de moi pour se vendre. Il y a un enjeu commercial qui entre en ligne de compte et qui ne m’intéresse pas. Je suis dans une autre recherche par rapport à la littérature. Je suis attentive au travail d’éditeurs comme les éditions Finitude qui ont besoin de nous. Gallimard n’a pas besoin de nous.»
L’absence de petits éditeurs dans les listes à concours est sévèrement critiquée par les libraires. La concurrence dans le milieu de l’édition laisse peu de place aux acteurs les moins solides, selon les calculs réalisés par l’historien Jean-Yves Mollier dans son dernier livre, Une autre histoire de l’édition française: «S’il faut statistiquement, de quinze à vingt-cinq ans à une maison d’édition débutante pour arriver aux tirages considérables que laisse présager un Goncourt, peu de nouveaux venus peuvent espérer y parvenir tant cette durée de vie suffit à éliminer de la compétition plus de 90% d’entre eux.»
Cette histoire de gros sous et d’influence médiatique dérange un milieu littéraire friand de découvertes autonomes. L’universitaire Sylvie Ducas, auteur en 2013 de La Littérature, à quel(s) prix?, décrit la confrontation de deux logiques contradictoires inhérentes aux prix: «celle, littéraire de la consécration d’un talent […] et celle économique du rendement d’un livre en tant que dispositif médiatico-publicitaire placé au cœur des stratégies éditoriales et d’une industrie du livre.»
Une industrie qui inonde chaque année le marché avec près de 600 bouquins (589 en 2015), au nom de la traditionnelle rentrée littéraire qui s’étend sur deux mois. Un menu indigeste qui condamne les libraires à écarter prématurément de nombreux livres des étagères. La surabondance de l’offre contraste avec la short-list des œuvres présélectionnées dans la compétition. Ce fossé explique, en partie, la grogne des libraires selon Sylvie Ducas.
«C’est le signe d’un malaise, le fait de ne pas pouvoir gérer une surproduction éditoriale, une pléthore de livres, que les libraires se prennent dans la figure et dont ils ne décident pas. Parfois, ils n’arrivent même pas à ouvrir tous les cartons, donc évidemment l’attitude des libraires est hostile vis-à-vis des prix littéraires. Et ils ont raison! Leur rôle, c’est le conseil. Les prix littéraires malmènent le conseil, ils nient ce rôle.»
Quand le produit s’écoule tout seul, des libraires s’abstiennent de le lire. Ceux qui ont lu La Vérité sur l’affaire Harry Quebert de Joël Dicker, par exemple, sont rares. Ceux qui l’ont apprécié encore plus. Curieux phénomène pour un livre qui a été couronné du Grand Prix de l’Académie française, du Prix Goncourt des lycéens en 2012, finaliste du Prix Goncourt la même année et vendu à plus d’un million et demi d’exemplaires en France. Dans l’espoir de montrer son attachement aux libraires, l’éditeur avait même refusé de proposer une version numérique à sa sortie. Un geste pour les «aider». Le coup de pouce commercial n’a pas duré et les libraires ont continué à bouder ce best-seller épais, mais au récit captivant.
Les jurés sont accusés de consacrer, pour la plupart, des œuvres «lisibles». L’universitaire Sylvie Ducas partage ce sentiment de prix «grand public», ce qui n’est pas, dans sa bouche, un reproche, à la différence de certains commerçants: «Je pense qu’il y a de la mauvaise fois parce que tous les libraires se font du chiffre facile même s’ils n’aiment pas le dire. C’est le principe de la péréquation: c’est parce qu’ils vendent des prix littéraires qu’ils peuvent se faire un peu d’argent et proposer des écrivains moins connus.»
La parole critique et publique des libraires à l’encontre des prix est rare. Il serait contre-productif pour un commerçant de dénigrer ces ouvrages qui se vendent comme des petits pains. De décourager le client qui se déplace une fois par an pour acheter le Goncourt. Pourtant, la contestation de l’autorité des prix est un phénomène assez récurrent, rappelle l’historien Jean-Yves Mollier.
«Il s’agit de petits libraires indépendants et de taille modeste. Évidemment, les gros libraires ne veulent pas scier la branche sur laquelle ils sont assis. Mais il faut bien distinguer deux choses: l’opinion intime du libraire et sa pratique professionnelle. Matériellement, le libraire ne peut pas renoncer à sa course, même si intiment, il est opposé à cette starisation. Il peut y avoir refus de vendre lorsqu’il se produit une best-sellerisation excessive d’un mauvais livre. C’était le cas au moment de la sortie de Merci pour ce moment de Valérie Trierwieler, où on a assisté à une levée de boucliers des libraires qui ont refusé de gagner de l’argent en vendant ces livres. Mais c’est rare. Il faut que le livre les heurte dans leur sentiment intime.»
Surtout, le point commun entre le livre de Valérie Trierwieler, (603.300 ventes en 2014) et un «bon» prix Goncourt (entre 400.000 et 600.000 ventes), c’est leur capacité à monopoliser les ventes. Les prix ont perdu leur importance économique, en ce sens, qu’ils n’entraînent pas la vente supplémentaire de livres, selon Jean-Yves Mollier.
Cette ambiance de contestation feutrée prend ses racines en 1955. Une poignée de libraires, regroupée au sein de la Fédération française des syndicats de libraires, est déçue par le palmarès des grands prix d’automne et décide de lancer le Prix des Libraires. Il est d’abord décerné en janvier à une période de l’année où les ventes sont au plus bas, puis en mars.
Marie-Rose Guarniéri est entrée en opposition en 1998. Depuis sa librairie des Abbesses au pied de la butte Montmartre à Paris, elle a créé le respecté Prix Wepler. Son but? «Soutenir des œuvres difficiles et dont la visée n’est pas uniquement commerciale. Cette initiative permet à la langue de sortir du marketing.» Il est attribué chaque année au mois de novembre, en pleine mousson des prix. Le Wepler est une forme de cheval de Troie, qui s’invite dans le système pour le contester. Marie-Rose Guarniéri préfère comparer son combat à David contre Goliath. Elle déplore le manque d’audace des jurés et leur consanguinité avec les maisons d’édition. La célébration d’une littérature maintstream au fort potentiel commercial au dépend d’une littérature exigeante, déroutante.
«Je défends des auteurs de l’en dehors, de l’inattendu, qui cherchent, osent, travaillent la forme. Au sein des prix, il n’y a plus suffisamment de livres audacieux. Ce sont des livres avec un gros potentiel commercial. Mais il y a mille choses à dire d’un livre avant de parler de sa vente! Sinon mon métier n’a aucun intérêt, et ce sera sa fin.»
Dans la librairie La Griffe Noire, à Saint-Maur-des-Fossés dans le Val-de-Marne, l’époque où on scrutait les listes de présélection des prix littéraires est révolue. «On ne fait pas de pronostics sur les prix, parce que de toute façon, à partir du moment où on aime un bouquin, il est sorti de la liste», balaie Jérôme Pitt. Dans son magasin, ce sont les avis des vendeurs, écrits sur une multitude de bouts de papiers colorés, qui occupent l’espace. Les bandeaux des éditeurs n’ont plus le monopole du conseil.
«Cette année on a fait une vitrine dans laquelle on a déjà attribué nos prix, confie-t-il. Notre Goncourt à nous c’est Alexis Vassilkov ou la vie tumultueuse du fils de Maupassant de Bernard Prou aux éditions Brouette. Un grand roman et dont personne ne parlera.»
Mais face à cette accumulation contre-productive de prix de libraires, l’association des librairies indépendants, Initiales, a préféré mettre fin à son prix éponyme en 2011. Reste le Prix Mémorable, qui «salue la réédition d’un auteur malheureusement oublié, d’un auteur étranger décédé encore jamais traduit en français, d’un inédit ou d’une traduction révisée, complète d’un auteur», selon l’association. Son président, Wilfrid Séjeau, compare la philosophie du Prix Mémorable à l’idée qu’il se fait du métier. «Essayer de redonner du temps long à la librairie, casser cette spirale infernale qui fait qu’au bout de deux mois un livre est vieux.» Au bruit médiatique des récompenses saisonnières, les libraires indépendants préfèrent encore le chuchotement intemporel du bouche-à-oreille. Un juré sans cesse récompensé.