Un roman n’est plus systématiquement synonyme de fiction. En s’appuyant sur la réalité la plus stricte, il parvient parfois à mieux exciter notre imaginaire, Javier Cercas le prouve à chaque livre. À cinquante ans passés, cet écrivain espagnol persiste à explorer ce que l’histoire a de trouble et d’irréel en s’appuyant sur des personnages vrais et des faits attestés. Depuis Les Soldats de Salamine, qui démontait les rouages de la guerre civile, et Anatomie d’un instant, qui ressuscitait brillamment le golpe post-franquiste du colonel Tejero, il s’attache à reconstituer le passé pesant de l’Espagne dans toute son ambiguïté : la chronique prend vite un tour fictif, sous la plume de ce conteur virtuose.
Cercas s’attaque ici à l’octogénaire très médiatique qui présida longtemps l’Amicale des déportés espagnols, avant d’être démasqué en 2005. Il ne l’aime pas, cet Enric Marco qui racontait avec des trémolos dans la voix l’enfer du camp de Flössenburg et les batailles héroïques qu’il avait menées lors de la guerre civile –, (presque) tout était inventé. Il déteste plus encore les autojustifications hystériques de l’imposteur – « J’ai menti pour la bonne cause ! Les déportés espagnols n’auraient rien obtenu sans moi ! » Alors que ses proches décrivent Marco en homme généreux et désintéressé, il préfère en faire le miroir de sorcières des accommodements successifs d’un pays passé d’un trait du franquisme à la démocratie, sans qu’aucun responsable ne soit jugé. Ouvrier autodidacte, Marco mentait pour être aimé, et l’Espagne l’a cru pour pouvoir de nouveau se plaire en s’imaginant aussi avoir résisté quand la dictature est tombée comme un fruit blet.
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Je ne voulais pas écrire ce livre. Je ne savais pas exactement pourquoi je ne voulais pas l’écrire ou bien si, je le savais, mais je ne voulais pas le reconnaître ou je ne l’osais pas ; ou pas complètement. Le fait est que, pendant plus de sept ans, je me suis refusé à écrire ce livre. Entre-temps, j’en ai écrit deux autres, sans cesser de penser à celui-ci ; loin de là : à ma manière, tandis que j’écrivais ces deux livres, j’écrivais aussi celui-ci. Ou peut-être était-ce ce livre-ci qui, à sa manière, m’écrivait moi.
Les premiers paragraphes d’un livre sont toujours les derniers que j’écris. Ce livre est terminé. Ce paragraphe est le dernier que j’écris. Et, comme c’est le dernier, je sais à présent pourquoi je ne voulais pas écrire ce livre. Je ne voulais pas l’écrire parce que j’avais peur. Je le savais depuis le début mais je ne voulais pas le reconnaître ou je ne l’osais pas ; ou pas complètement. Ce n’est que maintenant que je sais que ma peur était justifiée.
J’ai fait la connaissance d’Enric Marco en juin 2009, quatre ans après qu’il soit devenu le grand imposteur et le grand maudit. Nombreux seront ceux qui se souviendront encore de son histoire. Marco était un octogénaire de Barcelone qui s’était, pendant presque trois décennies, fait passer pour un ancien déporté dans l’Allemagne d’Hitler et un survivant des camps nazis, qui avait pendant trois ans présidé la grande association espagnole des anciens déportés, l’Amicale de Mauthausen, qui avait tenu des centaines de conférences et accordé des dizaines d’entretiens, qui avait reçu d’importantes distinctions officielles et avait parlé au Parlement espagnol au nom de tous ses prétendus compagnons de malheur, jusqu’à ce que, début mai 2005, on découvre qu’il n’était pas un ancien déporté et qu’il n’avait jamais été prisonnier dans un camp nazi. La découverte a été faite par un obscur historien du nom de Benito Bermejo, juste avant la célébration à Mauthausen du soixantième anniversaire de la libération des camps nazis, une cérémonie à laquelle assistait pour la première fois un président de gouvernement espagnol et où Marco allait jouer un rôle important, auquel il a cependant dû renoncer au dernier moment à la suite de la révélation de son imposture.
J’ai fait la connaissance de Marco au moment où je venais de publier mon dixième livre, Anatomie d’un instant, mais je ne traversais pas une bonne période. Je ne comprenais pas moi-même pourquoi. Ma famille semblait heureuse, mon livre était un succès ; il est vrai que mon père était décédé, mais depuis presque un an, un délai qui aurait dû être suffisant pour me laisser digérer sa mort. Je ne sais pas comment, mais j’en suis arrivé un jour à la conclusion que la cause de ma tristesse résidait dans mon livre récemment publié ; non seulement parce qu’il m’avait physiquement et mentalement épuisé, mais aussi (ou surtout) parce que c’était un livre bizarre, un étrange roman sans fiction, un récit rigoureusement réel, dépourvu du moindre recours à l’invention ou à la fantaisie. Je croyais que c’était ça qui m’avait tué. Je me répétais à toute heure, comme s’il s’agissait d’une consigne : “La réalité tue, la fiction sauve.” Je luttais tant bien que mal contre l’inquiétude et les crises de panique, je me couchais en pleurant, je me réveillais en pleurant et je passais mes journées à me cacher des gens afin de pouvoir pleurer.
Pour m’en sortir, j’ai décidé d’écrire un autre livre. Les idées ne me manquaient pas, mais le problème était qu’elles concernaient dans leur majorité des récits sans fiction. J’avais aussi des idées de fiction ; surtout trois : la première était un roman sur un professeur de métaphysique de l’université pontificale de Comillas qui s’entichait éperdument d’une comédienne porno et finissait par se rendre à Budapest pour faire sa connaissance, lui déclarer son amour et la demander en mariage ; la deuxième s’appelait String et était le premier volet d’une série policière dans laquelle le protagoniste était un détective du nom de Juan Luis Manguerazo ; la troisième parlait de mon père et commençait avec une scène où je le ressuscitais et dans laquelle on s’enfilait une omelette au chorizo et des cuisses de grenouilles au Figón, un restaurant du Cáceres de sa jeunesse où on avait déjà déjeuné ensemble en tête à tête.
J’ai essayé d’écrire ces trois fictions ; cela s’est soldé par trois échecs. Un jour, ma femme m’a lancé un ultimatum : soit je prenais un rendez-vous chez un psychanalyste, soit elle demandait le divorce. Je me suis sans tarder rendu chez le psychanalyste qu’elle-même m’avait recommandé. C’était un homme chauve, distant et tortueux, avec un accent impossible à identifier (tantôt il semblait chilien ou mexicain, tantôt catalan, ou peut-être russe), qui les premiers jours n’a pas arrêté de me tancer pour m’être présenté dans son cabinet à l’article de la mort. J’ai passé ma vie à me moquer des psychanalystes et de leurs fantasmagories pseudo-scientifiques mais je mentirais en disant que ces séances-là n’ont servi à rien : elles m’ont au moins fourni un endroit où pleurer toutes les larmes de mon corps ; je mentirais aussi si je n’avouais pas que, plus d’une fois, j’ai failli m’extraire du divan pour en venir aux mains avec le psychanalyste. Cela dit, il a immédiatement tenté de m’orienter vers deux conclusions. La première, qu’il ne fallait pas attribuer la responsabilité de tous mes malheurs à mon roman sans fiction ou récit réel, mais à ma mère, ce qui explique que je sortais souvent de son cabinet avec l’envie d’étrangler cette dernière dès que je la reverrais ; la seconde conclusion était que ma vie était une bouffonnerie et moi un bouffon, que j’avais choisi la littérature pour mener une existence libre, heureuse et authentique, mais que je menais une existence fausse, aliénée et malheureuse, que j’étais un type qui jouait au romancier, trichait et trompait son monde mais qu’en réalité je n’étais qu’un imposteur.
Javier Cercas, L’Imposteur, roman traduit de l’espagnol par Elisabeth Bayer et Aleksandar Grujicic. Actes Sud, 404 pages, 23,50 euros
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