Cent ans! Voilà cent ans que les Goncourt s’attablent chez Drouant le premier mardi de chaque mois, pour converser, batailler, primer et ripailler. Une fidélité exemplaire attestée par l’afflux de périphrases culinaires attachées au jury. Les dix de chez Drouant, les couverts du Goncourt, les convives de la place Gaillon… viennent à la rescousse des traqueurs de répétitions. Tandis qu’en cas de désaccord il suffit de quitter la table (ronde), comme Raymond Queneau de 1971 à sa mort.
Quant à la tambouille des prix, écoutons André Stil, académicien de 1977 à 2004: “Influencé, le Goncourt ? Oui, par la qualité de la cuisine. L’exigence littéraire renforcée. On ne peut couronner n’importe quoi, n’importe qui quand on a, d’avance, l’eau à la bouche d’un homard à la nage ou d’un carré d’agneau de Pauillac.”
Pour fêter dignement ce centenaire, Antoine Westermann, le maître des lieux depuis 2006 (et triple étoilé du Buerehiesel, à Strasbourg), épaulé par son second, Anthony Clémot, a concocté pour le 4 septembre prochain une sorte de banquet, puisant dans les recettes maison de l’entre-deux-guerres et dans celles de Colette, présidente de l’auguste cénacle de 1949 à 1954. Réquisitionnée pour l’occasion, la quasi- totalité du rez-de-chaussée étage accueillera quelque 50 convives. Avec, en guise d’amuse-bouche, la proclamation de la première liste des goncourables.
Viendront ensuite, explique le chef : “Les hors-d’oeuvre, froids et chauds, des huîtres mais pas de foie gras – les archives n’en font pas état ; en entrée, on servira du brochet, auquel succédera de la volaille, comme à l’époque, légèrement farcie, accompagnée d’une poêlée de cèpes, et enfin le dessert, du type mousse ou nougat glacé. Bref, une cuisine copieuse de produits plutôt simples, mais pas démodée car respectueuse des saisons.” Et de ses illustres hôtes.
C’est donc dans l’ancien bar-tabac fondé par Charles Drouant en 1880, sous les portraits des deux frères Goncourt, que les dix (rejoints en 1926 par le jury du prix Renaudot) délivrent depuis un siècle le trophée le plus prisé de France. A quelques exceptions près : aucun prix ne fut décerné en 1940, on vota par correspondance en 1943, et on déjeuna chez Colette, souffrante, en 1953, deux maîtres d’hôtel ayant été dépêchés par le restaurant…
En 1958, le compagnonnage eut chaud. Caché dans le placard du salon, le jeune journaliste Alain Ayache enregistre les délibérations. “Va-t-on quitter Drouant comme le Café de Paris il y a trente-huit ans?” se demande Assouline. La réponse est non. Le même Ayache, devenu patron du Meilleur, récidivera en 1983… En 1975, nouveau coup de chaud : Jean-Edern Hallier, animateur d’un Front de libération des auteurs, profère des menaces d’attentat contre Drouant. Coup de froid en 1977 : alors qu’il annonce le prix, Armand Lanoux subit les affronts d’un entarteur, tarte à la crème à l’appui. Ainsi va la vie littéraire…
La littérature a de l’estomac
Pour l’occasion, les académiciens Goncourt ont écrit quelques lignes sur Drouant et son chef. Morceaux choisis.”Il nous arrive de dévorer des livres. Chez Antoine Westermann, on déguste les mets syllabe après syllabe et nos lectures ne cessent d’ouvrir notre appétit.” (Tahar Ben Jelloun)
“Drouant réconcilie la littérature et l’estomac.” (Bernard Pivot)
“A Delphes, la Pythie délivrait l’oracle d’Apollon, comme nous autres, chaque année, prédisons la bonne fortune aux écrivains. Cela se passe fourchette en main, aussi peut- on dire que ? la Pythie arrive en mangeant?.” (Patrick Rambaud)
“Pour restaurer les valeurs / Et retrouver les saveurs / Du turbot et des mots / Se restaurer chez Drouant / Là où vivre s’apprend / En buvant du pinot / En écoutant Pivot / C’est un parfait bonheur / Et un bien grand honneur / Pour n’importe quel auteur.” (Régis Debray)