Par Marie Piloquet
Comment penser cette confrontation avec l’horreur ? Pire, comment l’écrire ? Emmanuel Godo est allé relever les traces de ceux qui ont troqué leur plume contre une baïonnette ou un canon. Dans un ouvrage dont le titre Pourquoi nous battons-nous ? fait écho à l’opuscule d’Ernest Lavisse, paru en 1917, Pourquoi nous nous battons.
« La guerre de 14-18 se présente à nous comme une sorte d’énigme. Nous avons tendance, dans nos représentations contemporaines, à la simplifier, voire à la caricaturer. Nous déversons sur elle et sur ceux qui l’ont faite des tombereaux de pathos. Et ce n’est sans doute pas la meilleure manière ni de la comprendre, ni de rendre hommage aux acteurs de ce drame. »
Entrer « dans le vif de l’impensable »
La guerre est avant tout cette immense « épreuve du sens ». Il y a le grand discours qui en est fait, sa réalité crue et la réflexion interne qu’elle fait naître en chacun. « Ce ne sont pas seulement des hommes qui tombent mais à travers eux, des idées, des principes, des pans entiers de la connaissance, de la pensée, de la culture. »
Certains, vaincus par « l’érosion insidieuse » du cafard, ont abandonné tout catéchisme patriotique et anesthésié toute capacité de jugement. Mais d’autres analysent, méditent, rebondissent. « Tous ont en commun de ne pas vouloir laisser le sens de l’expérience retomber », écrit l’auteur. Et tout le mérite de son travail à lui est de ne pas privilégier « la veine protestataire », favorite de l’approche contemporaine, mais de visiter tout autant les « nostalgiques de la grandeur », ainsi que ceux qui semblent y avoir réellement trouvé un supplément d’âme.
Les intellectuels de l’arrière se déchirent : la France de l’Union sacrée se concrétise en un Barrès qui place dans la guerre l’espérance d’une régénération nationale, tandis que Romain Rolland, figure majeure du pacifisme, n’y voit que « la faillite d’une civilisation ». Pourtant, beaucoup y consentent, quoique avec un esprit différent.
« Je sentais l’homme mourir en moi » (La Comédie de Charleroi)
Jean Norton-Cru et Louis Barthas se concentrent sur le fait brut : la vérité vient des tranchées. Les uns reviennent du feu avec en tête le slogan socialiste, « guerre à la guerre » : à Henri Barbusse dans Le Feu, Jean Giono dans Le Grand Troupeau ou encore Léon Werth et Gabriel Chevallier, ne restent que le dégoût et l’amertume souvent rageuse d’avoir participé à ce grand délire… Chez Céline, Drieu La Rochelle ou Roger Martin du Gard, le voile se déchire, une épopée individuelle commence à survivre dans ce marasme.
Pour d’autres, l’homme peut se sauver de cet enfer par la pensée et l’esprit, comme Ernst Junger, dans Orages d’acier, qui salue l’avènement du « lutteur né ». La guerre peut même offrir la possibilité d’une certaine élévation par le don : Élie Faure, dans La Sainte Face, contemplera à sa façon cette « admirable école d’énergie et de fatalisme ». Plus loin encore, Wilfred Owen, Jacques Rivière et Teilhard de Chardin donneront toute sa place à une réflexion spirituelle et religieuse.
Dans cet « immense défi à la raison », le dépassement individuel demeure la plus grande leçon de ces Poilus qui ont confié à la littérature le soin de panser leurs déchirures et de transmettre leurs sentiments. Roland Dorgelès l’a écrit dans Les Croix de bois, « un siècle de pluie ne laverait pas ça ». Et il ne le faudrait pas.
• Pourquoi nous battons-nous ? 14-18 : les écrivains face à leur guerre, Emmanuel Godo, Cerf.
Lu dans Présent