Certains articles publiés par différents médias en ce premier jour de mouvement social à la SNCF ont eu recours à des éléments de langage, des arguments ou des rapprochements qui laissent parfois deviner un parti pris plus ou moins subtil.
Ce 3 avril avait lieu le premier jour de «grève perlée» à la SNCF, ayant pour but de mettre en échec le projet de réforme de l’entreprise publique porté par le gouvernement. L’exécutif maintient le cap, les syndicats comptent mobiliser : jusque-là, chacun semble dans son rôle. Mais quel rôle entendent jouer les médias alors que s’amorce ce mouvement social appelé à durer ?
Au-delà du simple travail d’information dont se chargent les journalistes dans ce contexte, certains articles ou éditoriaux parus ce 3 avril soulèvent de vraies questions quant à leur angle, qui semble parfois même calqué sur le discours de la majorité présidentielle ou de la direction de la SNCF. Leur influence sur l’opinion publique et son potentiel impact sur la perception de la grève, et donc sur le succès du mouvement social, font dès lors émerger une autre question : certains journalistes n’essaieraient-ils pas de faire passer un message, de manière plus ou moins subtile ?
La France «championne du monde» de la grève
Grand classique du journalisme en temps de grève : le thème de la France présentée comme pays de la «chienlit», dont la grève serait le sport national, manie d’un monde du travail arc-bouté sur ses acquis et enclin à la grogne pour un oui ou pour un non. Si la publication d’une telle analyse n’est bien sûr pas condamnable en soi, le fait de la mettre en avant en convoquant une cohorte d’experts en ce premier jour de grève n’est pas totalement neutre.
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Tel est le choix éditorial fait par La Croix. Et qu’importe si «la grève n’est pas une spécificité française», comme l’affirme un ancien dirigeant de la fédération CGT cheminots interrogé et cité par le quotidien, le titre de l’article maintient le cap en assurant le contraire : «Grève, l’exception française.» Non sans s’empresser de mettre en lumière le fameux modèle allemand, «contre-exemple parlant». «Comme l’ont bien compris l’Allemagne ou le Canada, une négociation, ça se fait à deux. Il faut former et responsabiliser les acteurs, pour qu’ils soient tournés vers l’intérêt général», insiste La Croix en citant le même ancien syndicaliste, aujourd’hui reconverti en consultant. De là à sous-entendre que les grévistes français ne sont pas «tournés vers l’intérêt général», il n’y a qu’un pas.
Grève, l’exception française
Même son de cloche dans les colonnes des Echos, dont le titre de l’édito d’Etienne Lefebvre résume sans ambiguïtés le contenu : «Au pays des grèves.» Après avoir soigneusement rappelé que la France est le pays «où le nombre de journées de travail perdues par salarié est le plus élevé», le journaliste précise que tout espoir n’est pas perdu, puisque «la conflictualité recule» en France. Le quotidien économique est formel quant au peu d’enthousiasme suscité par les grands mouvements sociaux comme celui qui vient de débuter : «Les fonctionnaires, constatant l’inefficacité des mobilisations générales, préfèrent des grèves plus ciblées.» A ce titre, la grève de la SNCF est présentée comme le seul «point noir».
La grève vouée à l’échec, dangereuse et coûteuse
Le 17 mars dernier, la députée des Hauts-de-Seine, Céline Calvez qualifiait le mouvement de «facteur d’espoir» et «d’innovation». L’élue de La République en marche (LREM) s’enthousiasmait alors : «On peut imaginer qu’on va avoir du covoiturage !» Un argument quelque peu nouveau dans la rhétorique politique, qui semble conjuguer optimisme et symboles de la «start-up nation». Les usagers des transports en commun comme les salariés de la SNCF en lutte savent pourtant que la pratique du covoiturage n’a jamais permis de compenser les effets d’une grève. Mais Le Monde est là pour les convaincre du contraire. «Les transports alternatifs, grands gagnants de la grève à la SNCF», annonce un article publié dès 11 heures. Le quotidien du soir ne fait pas le pari d’une grève couronnée de succès et ne s’en cache pas : «[…] 2018 n’est pas 1995. Entre-temps, la révolution des plates-formes numériques et des “applis” a bouleversé le monde des transports.» Rappelant que le PDG de la SNCF, Guillaume Pepy, a «pris la mesure depuis longtemps» de ces évolutions, Le Monde renvoie de fait les grévistes à l’ancien monde dont il semblent être les archaïques défenseurs.
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Autre argument quelque peu inhabituel avancé pour dénoncer la grève : la dangerosité concrète que ferait peser celle-ci sur les Français. De cette journée de mobilisation de grande ampleur, L’Obs a surtout retenu des images choc soigneusement mises en avant dans un article sobrement intitulé «Grève SNCF : cohue sur les quais, une femme tombe sur la voie à Paris». Le lien entre cet incident regrettable mais très anecdotique et la grève elle-même serait loin d’être évident si le titre de l’hebdomadaire n’était pas là pour le mettre en exergue. L’association d’idées ainsi induite n’est pas des plus subtiles, d’autant que les scènes de cohue, dans les gares parisiennes, sont loin d’être rares – y compris hors période de grève.
Grève SNCF : cohue sur les quais, une femme tombe sur la voie à Paris
L’analyse économique permet parfois de mieux éclairer les raisons qui conduisent certains salariés à se mettre en grève, notamment lorsqu’elle s’intéresse aux résultats des réformes ferroviaires dans d’autres pays, où celles-ci sont loin de faire figure de réussites. Le Figaro a fait le choix de l’analyse économique, mais sous un angle tout à fait différent, comme pour prouver qu’il ne fallait pas s’arrêter pas aux explications simplistes : le quotidien explique en effet qu’«au-delà des inconvénients que les usagers subissent, les mouvements sociaux ont également un coût important». Dans un article intitulé «Grèves : 2,4 millions de journées perdues à la SNCF en dix ans», Le Figaro assure que, «pour le patron de la SNCF, Guillaume Pepy, chaque journée de grève coûte 20 millions d’euros», sans préciser s’il devra les payer de sa poche ou non.
En pleine grève contre la réforme de la SNCF, l’exécutif contrôle de près l’expression des ministres en première ligne.
La relecture des entretiens politiques est une habitude tolérée dans le monde de la presse à condition que les corrections demandées ne transforment pas le fond des propos. Le journal Les Échos a connu cette mésaventure le 13 mars dernier après avoir interviewé Élisabeth Borne. Dans le contexte de la réforme sous tension de la SNCF, marquée par les grèves, la ministre des Transports se retrouve en première ligne… Et se voit projetée sous les radars de Matignon. Avant la publication de l’interview dans le quotidien économique, les services du premier ministre ont retouché les propos d’Élisabeth Borne, à tel point que le journal refuse de la publier.
Une décision justifiée dans un article publié lundi par le quotidien. «À Matignon, la volonté de contrôle sur cette ministre technique peut être vexatoire. Une interview, pourtant prudente, de cette dernière a été tellement réécrite par les services du premier ministre que Les Échos refusent de la publier le 13 mars», peut-on lire.
Mardi, l’opposition est montée au créneau. «J’ai été ministre pendant cinq ans, jamais je ne me suis fait corriger une interview», a indiqué sur LCP le président du groupe LR à l’Assemblée Christian Jacob.
Et Matignon n’a pas tardé à réagir. «Le principe des relectures des interviews est une convention qui ne date pas d’aujourd’hui et qui permet d’éviter d’éventuels contre-sens dans la retranscription des entretiens», a indiqué mardi soir l’entourage d’Édouard Philippe, à l’AFP. La pratique controversée «s’explique largement par la spécificité française de résumer les entretiens sous la forme de questions-réponses, alors que les médias anglo-saxons insèrent des citations sans les modifier dans le corps des articles», explique-t-on. «Souvent, les ministres concernés eux-mêmes profitent de la relecture pour reformuler, simplifier ou enrichir. C’est ce qui s’est passé avec l’interview de la ministre des Transports», selon la même source.
Une communication renforcée qui agace
Cette volonté du pouvoir de contrôler au maximum sa communication agace de nombreuses rédactions. Dénonçant des abus, le quotidien régional La Voix du Nordavait annoncé en janvier dernier qu’il mettait fin à ses méthodes de relecture. «Si certains interviewés jouent le jeu en corrigeant à la marge des aspects techniques, la relecture est devenue un exercice de réécriture pour la plupart. (…) Nous mettons donc fin aujourd’hui à cette pratique, ce qui nous conduira à enregistrer les entretiens et à les restituer fidèlement dans leur contexte», affirmait Patrick Jankielewicz, le rédacteur en chef du journal.
Plus récemment, le déménagement de la salle de presse de l’Élysée en dehors du palais avait également été mal perçu par les journalistes français et étrangers. «Ce déménagement hors les murs de l’enceinte principale constitue pour les journalistes une entrave à leur travail», avait notamment déploré la Société des journalistes de l’Agence France-Presse.