Par Eric Anceau
Le Goff qui nous a quittés à 90 ans, ce 1er avril, était sans doute l’historien médiéviste français le plus connu dans le monde.
L’ogre historien : tel est le surnom que ses amis donnaient à Jacques Le Goff pour traduire son insatiable appétit pour l’histoire en reprenant une célèbre métaphore de son maître posthume, Marc Bloch. Le Goff qui nous a quittés à 90 ans, ce 1er avril, était sans doute l’historien médiéviste français le plus connu dans le monde depuis la disparition de Georges Duby en 1996. Dès son premier très grand livre, La Civilisation de l’Occident médiéval(1964), son approche originale fut remarquée. Rompant avec la chronologie, la suite des règnes et des guerres, Le Goff traqua dans le Moyen Âge les ressorts cachés de la société et y découvrit un univers mental, un système de croyances et de représentations centré sur le christianisme. Il s’intéressa au dialogue entre les sciences sociales et jeta les bases d’une anthropologie médiévale dont il allait s’imposer comme le maître incontesté, au fil de ses ouvrages : La Naissance du purgatoire (1981), L’Imaginaire médiéval (1985), La Bourse et la Vie (1986),Un long Moyen Âge (2004), Le Moyen Âge et l’argent (2010).
S’y lit l’idée centrale que le Moyen Âge ne prit pas fin avec la Renaissance et la découverte de l’Amérique, mais se poursuivit dans les structures socio-économiques et les mentalités jusqu’à l’orée du XXe siècle. Le Goff écrivit un jour : « Combien d’historiens écrivent des livres sans savoir ce qu’ils auraient dû se demander. » Tel ne fut pas son cas. Toujours très actif, il venait tout juste de publier un nouveau livre pour dénoncer le découpage de l’histoire en tranches.
Dès 1968, Fernand Braudel l’avait invité à prendre la tête, avec Emmanuel Le Roy Ladurie, des Annales, la célèbre revue fondée quarante ans plus tôt par Lucien Febvre et Marc Bloch. Celui qui incarnait à lui seul la deuxième génération de l’école, le « pape de l’histoire », dont Le Goff – qui lui succéda également à la direction de la VIe section de l’École pratique des hautes études (1972) – dira plus tard, avec son franc-parler bien connu, que l’homme n’était pas à la hauteur de l’immense historien, mettait ici le pied à l’étrier à une troisième génération annaliste. Le Goff fut le directeur des deux ouvrages emblématiques de cette génération : Faire de l’histoire (1974, avec Pierre Nora) et La Nouvelle Histoire (1978, avec Jacques Revel). Les années 80 et 90 virent, d’une certaine façon, le reflux de cette façon totalisante de faire de l’histoire. Le Goff, qui avait toujours critiqué la biographie et l’histoire politique, publia Saint Louis (1996) même si, « biographie totale », elle permettait autant de comprendre le XIIIe siècle que le roi lui-même. Ce fut un grand succès d’édition.
Le Goff était alors au sommet de la discipline. Il avait fait de la VIe section un établissement autonome sous le nom d’EHESS (École des hautes études en sciences sociales, 1975) et un foyer capital du rayonnement intellectuel français. Il était aussi connu du public grâce aux « Lundis de l’histoire », émission de France Culture créée en 1966 et dont il avait pris les rênes dès 1968, et plus encore grâce à ses nombreux passages à la télévision et articles de presse en France comme à l’étranger. Il excellait dans cet exercice toujours délicat de la vulgarisation scientifique.
Comme tant d’autres intellectuels de sa génération, il avait été marqué par le marxisme, mais n’avait jamais adhéré au Parti communiste, ayant été vacciné dès 1948 par le coup de Prague auquel il avait assisté. Par la suite, il avait occupé d’importantes responsabilités syndicales (SNESUP) et s’était même investi en politique en militant au PSA-PSU de Michel Rocard (1958-1962). Il en était vite revenu tout en restant fidèle à une gauche idéale, celle du Front populaire. Dès lors, il s’était concentré sur le soutien à la construction européenne dont il faisait remonter les racines au Moyen Âge. Ces derniers mois l’avaient quelque peu désabusé sur la politique, jamais sur l’histoire qui était à ses yeux une lutte incessante contre l’oubli et la mort, jamais sur le Moyen Âge non plus. « Le Moyen Âge, c’est l’espoir », disait-il souvent.