François Mitterrand lisait et aimait Gobineau, et notamment Les Religions et les philosophies dans l’Asie centrale, qu’il avait trouvé dans la bibliothèque de ses parents, comme il l’avait expliqué à Bernard Pivot. Il était parfaitement conscient que le reconnaître était une forme de transgression. Mais lui – et lui seul, semble-t-il – pouvait se permettre ce genre d’aveu. Curieusement, la fameuse citation de Mitterrand ne figure pas dans la petite biographie que Jacques Bressler vient de consacrer à l’auteur des Pléiades.
Reconnaître que l’on s’intéresse à Gobineau semble déjà une sorte de péché. Mais le problème va bien au-delà : lit-on encore Gobineau ? A l’occasion du centième anniversaire de sa mort, en 1982, Jean-Claude Lauret s’interrogeait déjà dans Minute : « Qui, demain, célébrera le centenaire de ce grand méconnu et lui rendra enfin un hommage mérité ? » Lauret se plaignait de « l’épaisse couche de bêtise, de préjugés et d’idées reçues » le concernant. « Hors quelques initiés, Gobineau demeure toujours un pestiféré. Tous les efforts faits jusqu’à ce jour pour rendre justice à ce grand écrivain dénigré se sont soldés par un échec. » Aujourd’hui Gobineau est moins qu’un pestiféré : un ignoré.
Peut-être le moment est-il propice pour le redécouvrir ? Le scandale de Gobineau, c’est son livre (en deux tomes, 1853 et 1855) Essai sur l’inégalité des races humaines. Dès sa parution, l’essai déplaît. Et les critiques ne vont jamais cesser, jusqu’à aujourd’hui. Très curieusement – et cela mérite d’être rappelé, ce que fait d’ailleurs Jacques Bressler –, ce n’est pas l’inégalité proclamée entre les races qui choque. En effet, au XIXe siècle, relever une inégalité entre les races humaines est une opinion partagée par tous, et spécialement par les « hommes de progrès ». Or Gobineau ne croit pas au progrès, méprise la bourgeoisie, abhorre la démocratie, se pose en adversaire de la Révolution et des Lumières. Et ce qui déplaît, c’est cela, d’abord : Gobineau est aristocrate, élitiste, antimoderne.
L’éducation peut tirer vers le haut toutes les ethnies
Tocqueville, lui, fait un autre reproche à Gobineau, un reproche de fond : son matérialisme. Il regrette que la supériorité de la race blanche, qu’il juge évidente, comme tous ses contemporains, soit, chez Gobineau, en quelque sorte gravée dans le sang. Il n’adhère pas aux mises en garde contre le danger d’un métissage de la race blanche avec des races jugées inférieures, parce que Tocqueville pense que l’éducation peut tirer vers le haut toutes les ethnies. Il rejette « toute explication des hiérarchies naturelles par le “sang” ». « Je ne vous ai jamais caché du reste, ajoute Tocqueville, que j’avais un grand préjugé contre ce qui me paraît être votre idée mère, laquelle me semble, je l’avoue, appartenir à la famille des théories matérialistes. » Dans un autre courrier, il reproche à son ami d’abolir la notion de liberté humaine, cette liberté d’essence spirituelle qui permet de dépasser les déterminismes biologiques. Il est évident que c’est Tocqueville qui a raison contre Gobineau.
Jacques Bressler, lui, soutient que Tocqueville a mal lu Gobineau. Peut-être en effet Tocqueville sollicite-t-il un peu trop les textes de Gobineau, y voyant, à mauvais escient, « tous les maux que l’inégalité permanente enfante, l’orgueil, la violence, le mépris du semblable, la tyrannie et l’abjection sous toutes ses formes ». Mais on connaît la suite de l’histoire. Et à la différence de Jean Boissel et d’Hubert Juin, qui ont aussi écrit sur Gobineau, Bressler reconnaît que l’idéologie allemande (l’hitlérisme, pour ne pas le nommer) présentait un apparentement avec la doctrine gobinienne.
Plus tard, un Maurras lui reprochera pour sa part de placer les races nordiques et les Germains, les barbares, au sommet de sa hiérarchie des races, contre les races latines, que Gobineau détestait « et parmi lesquelles il englobait les Français », précise Bressler.
Nous avons donc bien des motifs de classer L’Essai sur l’inégalité des races humaines parmi les étrangetés de l’œuvre gobinienne, non parmi ses chefs-d’œuvre. Aujourd’hui, malheureusement, l’existence de Gobineau est généralement mentionnée pour ce seul Essai sur l’inégalité, occultant la partie purement littéraire de son œuvre, et aussi ses passionnants récits de voyage au Proche-Orient et ailleurs. Trois ans en Asie, Les Religions et les philosophies dans l’Asie centrale, Histoire des Perses sont des ouvrages assez précurseurs, et qui dénotent un esprit curieux, et érudit.
Sa famille descendait d’un chef de guerre norvégien
Il faut mentionner aussi, tout particulièrement, son Histoire d’Ottar Jarl, pirate norvégien, conquérant du pays de Bray en Normandie, et de sa descendance, parue en 1879. Ce livre a une place particulière parmi les quarante volumes de son œuvre. Le critique Léon Deffoux rappelle qu’il a travaillé sur ce livre pendant « la plus grande partie de sa vie, tant pour en établir le plan que pour en rassembler les matériaux ». Le livre se veut la description sur dix siècles d’« une famille française, depuis ses origines jusqu’au dernier représentant du nom ». D’après Gobineau, sa famille descendait donc de ce chef de guerre norvégien, Viking. Et il prétend nous prouver cette filiation, d’où ses propres traits de caractère, issus de cette hérédité : « l’activité d’esprit, la passion de l’indépendance, l’obstination dans les vues ». La démonstration de Gobineau n’est pas absolument convaincante, mais elle séduit par ce qu’elle révèle de son caractère romantique, et par l’importance qu’il accorde à ses racines.
Oui, Gobineau mérite d’être lu, pour Ottar Jarl, pour ses récits de voyage, pour ses romans, même. Mais concernant ses théories raciales, sans doute convient-il de les ranger plutôt dans notre cabinet de curiosités, avec les œuvres d’Auguste Chirac ou de George Montandon. Même si Jacques Bressler croit pouvoir soutenir que « s’il y a une actualité de Gobineau, celle-ci ne peut être en effet que de caractère scientifique ».
- Gobineau Jacques Bressler, éd. Pardès, collection « Qui suis-je ? », 2018.