Il est des décisions qui peuvent paraître acceptables sur le moment, parce qu’on les considère comme de peu d’importance, et dont les conséquences empoisonnent ensuite la vie des hommes. Parmi ces erreurs tragiques, les décisions géopolitiques prises à la hâte tiennent le haut du pavé. Par exemple, le 12 novembre 1893, à la suite de pressions britanniques sur l’émir Abdur Rahman Khan, sir Mortimer Durand traçait arbitrairement une ligne pour séparer l’Afghanistan de l’Empire des Indes. Cette démarcation coupait en deux les tribus pachtounes, une partie restant en Afghanistan, l’autre entrant sous la domination anglaise. Malheureusement, le Pakistan et l’Afghanistan ont hérité de ce traité stupide, donc de la « ligne Durand » comme frontière. Les problèmes que connaît cette partie du monde trouvent en bonne partie leur origine dans cette décision insensée.
Rôle des Britanniques
Deux livres récents traitent de régions où les Britanniques, encore eux, ont donné naissance au chaos et créé les conditions de conflits interminables. Il s’agit de la politique erratique qu’ils suivirent au Liban et en Palestine au cours du XIXe siècle, et de la guerre qu’ils déclenchèrent en Mésopotamie (Irak actuel) au début du XXe siècle. Lina Murr Nehmé nous propose ainsi Quand les Anglais livraient le Levant à l’Etat islamique, tandis que Fabrice Monnier nous raconte 1916 en Mésopotamie – Moyen-Orient, naissance du chaos.
Madame Nehmé, Franco-Libanaise, relate d’abord l’histoire ancienne de ce qui constitue aujourd’hui le Liban pour arriver, dès le quatrième chapitre, aux ambitions britanniques. Le gouvernement anglais désirait contrôler le Levant, notamment en vue des intérêts de sa marine. Simplement, le Royaume-Uni n’avait aucun enracinement dans cette région. C’est pourquoi ses dirigeants imaginèrent de proposer à la Sublime Porte, alors en état d’extrême faiblesse (« l’homme malade de l’Europe », comme on disait), de l’aider à rétablir sa souveraineté dans ces régions plus ou moins irrédentistes. Ceci aboutit à des guerres (les Britanniques bombardèrent Beyrouth en 1840), à des carnages (des milliers de chrétiens furent massacrés en 1860) et au démembrement du Liban.
Pour couronner le tout, durant la Première Guerre mondiale, notamment afin de faire entrer les Etats-Unis dans la guerre, les Britanniques décidèrent d’encourager le mouvement sioniste (qui existait depuis les années 1880). Ce qui aboutit, le 2 novembre 1917, à la « Déclaration Balfour », qui affirmait : « Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif. » C’était créer une nouvelle source de problèmes dans une région qui n’en manquait déjà pas.
Les Britanniques, durant la deuxième moitié du XIXe siècle, s’étaient donc alliés à la Sublime Porte pour mener une politique moyen-orientale conforme à leurs intérêts. Ils n’en furent guère récompensés en 1914, puisque l’Empire ottoman rejoignit les Empires centraux. Le Royaume-Uni se retourna donc contre lui, d’autant qu’une partie de ses possessions recélait d’immenses réserves de pétrole, denrée devenue précieuse depuis la diffusion du moteur à explosion. C’est ce que nous raconte Fabrice Monnier, historien, déjà auteur d’une biographie d’Atatürk.
Main basse sur la Mésopotamie
Les Britanniques décidèrent de faire main basse sur la Mésopotamie, qui regorgeait d’or noir. C’est pourquoi, en novembre 1914, un petit corps expéditionnaire anglo-indien fut débarqué et fonça vers Bassora, qu’il captura sans coup férir. C’est ensuite que les choses se gâtèrent. L’objectif final était de conquérir Bagdad, la capitale. Mais l’éloignement entre les différentes autorités, « le dilettantisme distingué qui caractérise la haute administration coloniale britannique de l’époque », comme l’écrit l’auteur, aussi bien que les difficultés matérielles, favorisèrent des hésitations, des atermoiements mortifères. Après d’indécises batailles, l’armée britannique décida de constituer à Kut un camp retranché et d’y attendre l’ennemi, un peu comme le fit un siècle plus tard le Corps expéditionnaire français à Diên Biên Phu (avec le résultat que l’on sait). Les Cipayes indiens subirent le même sort que les paras français : soumises à des assauts turcs meurtriers, souffrant de conditions climatiques extrêmes, de problèmes sanitaires et de disette, dans l’impossibilité d’être secourues (les tentatives échouèrent les unes après les autres), les forces anglo-indiennes finirent par capituler le 29 avril 1916.
Certes, les Britanniques se réorganiseront après cette humiliante défaite, et prendront finalement Bagdad le 11 mars 1917. Mais une armée européenne avait été battue, et bien battue, par des soldats que l’on tenait avec mépris pour des incapables. Cela s’ajoutait à l’incroyable défaite de la première guerre anglo-afghane lorsque, en janvier 1842, une colonne britannique de 16 500 personnes (dont un tiers de soldats) avait été anéantie par les combattants afghans, ne laissant qu’un seul survivant.
Chaos actuel
Le chaos qui règne aujourd’hui dans ces trois régions (Liban-Palestine-Syrie, Irak et Afghanistan) n’est évidemment pas exclusivement imputable aux erreurs géopolitiques des Occidentaux. L’histoire en est une cause majeure, avec les mélanges ethniques et religieux. Les erreurs, crimes et folies des habitants y sont également pour beaucoup. Mais une politique interventionniste extérieure qui ne tient compte ni des réalités géographiques, ni des divergences religieuses, ni de l’hétérogénéité ethnique, ni de l’histoire culturelle, ne peut que créer le désordre. Les guerres inutiles menées en Irak et en Afghanistan sous l’impulsion du président états-unien G.W. Bush, comme l’intervention irréfléchie décidée en Libye par le président Sarkozy sous l’influence néfaste de Bernard-Henri Lévy, en sont des exemples éclatants. Il faut remercier Nehmé et Monnier de nous en avertir, même si, hélas !, les hommes tirent rarement la leçon des fautes du passé.
Jacques Breil- Présent
Lina Murr Nehmé, Quand les Anglais livraient le Levant à l’Etat islamique, Salvator, 2016, 256 pages, 22 euros.
Fabrice Monnier, 1916 en Mésopotamie – Moyen-Orient, naissance du chaos, CNRS éditions, 2016, 336 pages, 25 euros.