Tribune libre de Joseph Dumont*
Musardant autour de Saint-Germain-des-Prés un samedi de septembre, je me décidais à lorgner les hautes étagères de La Procure dans l’espoir de trouver quelque roman capable de meubler ma journée jusqu’ici monotone. Rien de tel, pensais-je, que la compagnie d’un bon auteur pour relancer une de ces fades après-midis de fin de vacances. Bien mal m’en prit : le rayon littérature m’affligea de son indigence. Si le client n’est pas dans l’idée de se convertir à quelque religion, sagesse ou philosophie, cet établissement ne présente décidément guère d’intérêt.
Je retentais ma chance à une encablure de là, rue Bonaparte, où diverses librairies habillent la chaussée de leurs devantures criardes. Celle d’Argences avec ses vitrines abritant d’augustes livres reliés aux tranches dorées me paraît assez engageante pour risquer une furtive prospection. Je pénètre dans un cube massif où les murs ne sont qu’une mosaïque bariolée de maroquins pourpre, ocre et indigo. La balustrade, qui encercle la pièce comme un chemin de ronde, semble prête à m’ensevelir sous la montagne d’ouvrages.
Je chine, fouine, renifle les pages défraîchies, respire le bouquet suranné de ces collections qui semblent moisir depuis une époque antédiluvienne dans cette grotte du Savoir. Plein de déférence, je progresse entre les hautes murailles, fait le tour du carré, puis recommence. J’effectue ainsi ma circumambulation, murmurant à la manière des musulmans quelques formules que j’imagine être de bon ton en pareille circonstance.
Le libraire me regarde faire d’un œil fatigué. Son esprit mâchonne je ne sais quelle vague pensée. Il finit par me tendre son catalogue, sans doute agacé par mon voyeurisme indécent. Je parcours les pages et tombe sur l’intégralité des œuvres de Proust chez la Pléiade : cent euros. Je demande à voir l’ensemble. L’état est parfait, une aubaine à ce prix. Je tente malgré tout de négocier puis rougis instantanément de mon réflexe petit bourgeois en considérant l’état misérable du lieu.
« Les livres et moi, c’est jusqu’à la mort. »
M’enquérant des affaires du vieil homme, ce dernier soupire d’un air résigné. Ses sourcils chenus lui tombent sur les yeux comme le rideau qui scelle la fin d’un drame. « J’ai soixante-douze ans, me confie-il, dans un accès d’abandon, et la retraite, croyez-moi, j’ai fait une croix dessus malgré mes cinquante ans de cotisation. Tenez, regardez. » Il attrape une enveloppe kraft et en exhume du bout des doigts, comme un pièce maudite, un document tout chiffonné. Au bas de la page, figure sa retraite hypothétique et misérable : 291 euros. « Les livres et moi, c’est jusqu’à la mort », murmure-t-il.
Pourtant l’homme ne se laisse pas abattre. Il aime son métier, astique ses livres, brochés ou reliés, dépoussière le papier vergé, couve ses ouvrages jusqu’au jour de leur revente. Beau joueur, il reconnaît la victoire de l’Internet, l’invention qui les a tous tués, ses confrères et lui-même. D’un œil malicieux, il m’indique la direction des services fiscaux qui fait face à sa boutique, évoque les déclarations qui se font désormais en ligne, le chômage technique de ces employés eux-aussi dépassés, obsolètes. « Sauf que ceux-là, ils sont indéboulonnables », conclut-il dans un sourire voilé. Je ne peux qu’acquiescer silencieusement, et régler sans autre forme de contestation ma nouvelle acquisition.
Lui souhaitant bon courage, il me répond du tac-au-tac : « Ce n’est pas moi qui en manque mais bien davantage tous ces lecteurs qui ont déserté ma librairie ! » Je sors, songeur, salue la boudeuse de bronze de la rue Bonaparte et finit mon après-midi sur un banc du Luxembourg en compagnie de Swann, Odette et de tout le gotha parisien de la Belle Époque. Dieu, quelle insouciance dès lors qu’on ouvre un livre !
Librairie d’Argences
Yves Vachon
84, rue Bonaparte
*Joseph Dumont est journaliste. Cette tribune est d’abord parue dans Le Lutécien, le journal du Cercle Lutèce.
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