Fleuve noir, le mal-aimé

Le Masque, classique, avec Agatha Christie et Charles Exbrayat, la Série Noire, plus corrosive, plus noire : ce sont les deux grandes collections de l’âge d’or du « roman de gare ». Aujourd’hui, la fonction « roman de gare » est trop souvent remplacée par les jeux sur le net ou par des films. La baisse du QI des Français, qui a surpris tout le monde – car en contradiction avec la croyance en un progrès universel et irréversible dans le domaine de l’intelligence –, a sans doute pour partie son origine dans le fait que la gymnastique mentale entraînée par la lecture est trop souvent remplacée par le visionnage de films, la pratique de jeux, l’écoute de musique.

Les livres du Fleuve noir étaient considérés comme de la pure sous-littérature : écrits en plus gros caractères, avec un nombre de pages réduit et une cadence de parution assez époustouflante (une moyenne de 200 titres par an), le Fleuve noir n’avait pas toujours bonne réputation. Un millier d’auteurs étaient chargés d’alimenter ce fleuve et la qualité n’était pas systématiquement au rendez-vous. Mais c’était néanmoins toujours un livre, une lecture. Et, sur son créneau, le Fleuve noir a joué un rôle utile. Parmi les différentes collections, c’est l’espionnage et le policier (Spécial Police) qui avaient le plus de succès, même si la science-fiction (Anticipation) et la guerre (Feu) avaient leurs adeptes. Nous parlons d’une époque où chaque nouveau titre était imprimé à dix mille exemplaires au moins ! Ce qui ferait rêver les éditeurs d’aujourd’hui.

La réussite commerciale du Fleuve noir doit beaucoup à Armand de Caro, son créateur. Elle a reposé aussi sur l’auteur-vedette, Fréderic Dard. Ce Lyonnais – il est originaire de Bourgoin-Jallieu, plus exactement – a écrit plus de 300 romans, qui ont été vendus, au total, à plusieurs centaines de… millions d’exemplaires ! Sous son nom, Dard a écrit de nombreux excellents livres. Sous le pseudonyme San Antonio, la qualité de livres a été plus inégale, car il fallait produire, et certains titres tirent à la ligne. Mais, globalement, l’œuvre de Frédéric Dard n’est pas négligeable. Il continue à être lu et réédité, dix-sept ans après sa disparition, et il a créé des personnages (le commissaire San Antonio, Bérurier, Pinaud, Berthe Berurier etc.) désormais ancrés dans l’imaginaire collectif, au même titre que, par exemple, Bécassine, le commissaire Maigret, les Dupontd…

1 402 couvertures dessinées par Michel Gourdon

D’autres très bons auteurs ont été publiés dans la collection Spécial Police : Peter Randa, Léo Malet, notamment. Léo Malet est devenu à son tour un auteur mythique, constamment réédité et jouissant d’une cote bibliophilique élevée. Son héros, le détective privé Nestor Burma, a été popularisé par la série télévisée et par les rééditions en grand format, chez Gallimard, avec des illustrations de Tardi.

Les livres du Fleuve noir bénéficiaient de couvertures dessinées. L’auteur en était Michel Gourdon. Il a dessiné très exactement 1 402 couvertures des Spécial Police, des couvertures qui sont aujourd’hui très collectionnées (400 à 500 euros pour un dessin original), tandis qu’une association des Amis de Michel Gourdon s’efforce de faire partager sa passion.

On ne lit plus guère de Fleuve Noir dans les trains. Mais, croyez-moi, cela reste une très reposante lecture de vacances.

Francis Bergeron – Présent

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