À en croire le titre du dernier ouvrage d’Aristide Leucate, Dictionnaire du grand épuisement français et européen, les carottes seraient cuites pour notre vieux continent. L’auteur en appelle même à saint Augustin, lequel aurait assuré en 430, calendrier de La Poste d’alors faisant à peu près foi : « À force de tout voir, on finit par tout supporter, à force de tout supporter, on finit par tout tolérer. À force de tout tolérer, on finit par tout accepter. À force de tout accepter, on finit par tout approuver. » Apocryphe ou pas, la sentence n’a rien perdu de sa pertinence, en 2018.
Alors, France et Europe sont-elles essoufflées ? Si tel n’est pas le cas, voilà qui en prend au moins le chemin. Mais Aristide Leucate, bien connu des lecteurs de Boulevard Voltaire pour ses textes où la hauteur de vue n’est jamais loin de l’ironie acide, est-il, lui aussi, essoufflé ? Tel n’est pas l’avis de son préfacier, Pierre Le Vigan, écrivain et pilier de la revue Éléments : « Aristide Leucate propose de réenraciner ce qui a été déraciné, de recoudre ce qu’on a déchiré. Ce n’est pas l’ordre actuel qu’il s’agit de conserver, mais les choses qui valent, les mœurs, les liens, les habitudes qu’il faut sauver de la destruction par l’ordre actuel. »
Aristide Leucate fait donc partie de ces conservateurs assez lucides pour savoir ce qu’il convient de conserver et ce qu’il faut aussi bazarder. Réflexions qu’illustre bien ce livre, en forme de dictionnaire. On peut s’y promener de notules en notules. Être des fois d’accord avec l’auteur et d’autres moins ; mais telle est aussi la loi de cet exercice et, toutes choses bien pesées, il n’y a souvent guère que les crétins pour faire consensus. Ainsi pourra-t-on peut-être lui reprocher une vision parfois réductrice de l’islam, religion qui ne saurait se résumer aux discours d’un seul Tariq Ramadan ; mais comment résumer un tel sujet en quelques pages seulement ? On mettra, d’ailleurs, au crédit de l’auteur de ne pas sombrer dans l’hystérie anti-musulmane actuellement si en vogue dans les milieux néoconservateurs américains et leurs épigones européens. Imprégné de pensée maurrassienne, Aristide Leucate en a manifestement retenu le sens de la nuance, traditionnel apanage du génie français.
C’est ainsi qu’il cite encore un autre penseur d’importance, Alain Finkielkraut, autre expert en discernement, à propos, non point du communautarisme musulman, mais de son alter ego juif et de ses célèbres dîners du CRIF : « Le pavillon d’Ermenonville est une merveilleuse salle de Bar Mitzvah. Voir cet endroit transformé annuellement en une espèce de tribunal dînatoire où les membres du gouvernement français comparaissent devant un procureur communautaire, cela me met très mal à l’aise. »
Après, si ce livre, souvent brillant, n’est pas exactement marqué au sceau de l’optimisme ébouriffé, en est-il désespérant pour autant ? Non, pas forcément. Aristide Leucate : « Le lecteur du présent essai pensera que le propos est immodérément pessimiste. Son auteur le pense, lui, foncièrement et l’assume au nom du réalisme qui commande d’accepter de voir ce que l’on voit, aurait dit Charles Péguy. » Mais c’est aussi le même Leucate qui en appelle aux mânes du même Péguy et à l’espérance, « vertu la plus difficile et la plus agréable à Dieu ».
Le réalisme, fût-il par essence pessimiste, n’est pas non plus une invite à baisser les bras. La preuve en est qu’Aristide Leucate préfère, lui, se retrousser les manches et partir au combat, sachant que les seules batailles perdues d’avance sont celles qu’on ne mène pas. En ce sens, ce Dictionnaire du grand épuisement français et européen demeure un ouvrage salutaire.
Nicolas Gauthier – Boulevard Voltaire