Diable de l’Occident devenu indispensable à la résolution du conflit syrien, Vladimir Poutine est un vrai héros. De roman. «Vladimir est un prénom courant qui signifie en russe «le souverain de la paix».» Vladimir Vladimirovitch Poutine, né sous le double patronage de Vladimir le Saint, grand prince de Kiev en l’an mil, et de Vladimir Oulianov (Lénine) est-il ce prince de la paix que l’Occident ne veut pas voir? C’est l’une des multiples questions qui sous-tendent le roman de Bernard Chambaz consacré à la figure du nouveau tsar de toutes les Russies.
Fasciné par son homonyme si célèbre et pourtant si mystérieux, le narrateur Vladimir Vladimirovitch – qui décide de changer son nom, Poutine, en Toupine, pour éviter la confusion – s’attelle à la rédaction de trois cahiers correspondants aux phases de la vie du président russe.
Le cahier rouge narre la jeunesse de Poutine, cet adolescent réfractaire aux règles, qui s’épanouit dans le sambo, le judo russe qui a séduit tant d’agents de la Tchéka. Pour atteindre son but, intégrer le KGB, le rebelle s’assagit au lycée ; tout en continuant les entraînements sportifs de haut niveau, il apprend l’allemand, qui lui sera bien utile par la suite. L’été, il travaille sur des chantiers dans le Grand Nord. Pourtant, dans les yeux bleu pâle du jeune Poutine se loge ce «fond de tristesse inépuisable» qui ne le quitte jamais.
J’ai vu Poutine monter en un éclair
Bientôt, il reviendra en URSS même si personne n’imagine que dans deux ans, il n’y aura même plus d’URSS. Dans le cahier gris est compilée son expérience d’agent du KGB, toujours en civil, abhorrant l’uniforme. Son métier, c’est le renseignement – une dimension du personnage qu’il faut toujours avoir à l’esprit. A Dresde, comme des millions d’autres, il suit la chute du mur à la télévision. Bientôt, il reviendra en URSS même si «personne n’imagine que dans deux ans, il n’y aura même plus d’URSS.» A ce moment-là, «tout son système de pensée s’effondre. Tout va très vite, tout va trop vite. Il a l’impression de subir le mouvement de l’Histoire»… en attendant le moment où il sera à la manœuvre.
Du KGB à la mairie de Saint-Pétersbourg, son ascension est aussi fulgurante qu’inattendue. Arrivé à la tête du FSB, l’homme de l’ombre, d’apparence terne, qui a toujours privilégié la discrétion aux coups d’éclat commence à prendre la lumière. Les attentats islamistes dans le Caucase le font réagir vigoureusement ; «avec un art consommé de la rhétorique», Poutine déclare qu’il ira «buter les terroristes jusque dans les chiottes». Il ne faut pas réveiller l’ours qui dort.
Le stratège
Dans le cahier noir, Poutine est président. D’emblée cet homme qu’on ne s’attendait pas à voir accéder au pouvoir suprême, tant il a l’air étranger à sa fonction, «les pieds en canard, avachi, jamais droit» se caractérise par une pensée en rupture avec celui qui l’a précédé. Avec lui, c’est la Russie qui est de retour aux affaires. Il se méfie des manœuvres stratégiques de l’OTAN et de l’Union européenne qui incluent les pays baltes, où sont postées les «sacro-saintes bases militaires russes». «Il a l’impression d’être floué par la diplomatie atlantiste» et les conseillers militaires américains qui affluent en Géorgie.
De la crise ukrainienne à la rencontre en Normandie pour commémorer le soixante-dixième anniversaire du Débarquement, de l’affaire Snowden où il se revêt les habits neufs du protecteur d’opposant politique aux JO de Sotchi où il a promis à son peuple «de la vraie neige» Vladimir Poutine incarne cette figure prométhéenne brandissant la flamme olympique comme un défi lancé au monde.
En toile de fond, la Russie éternelle
Plus qu’une description minutieuse de l’âme opaque du président russe, cette fiction dépeint une Russie éternelle qui a certes bu le communisme comme le buvard boit l’encre, ainsi que le prévoyait De Gaulle, mais qui assume pleinement l’intégralité de son histoire, cette histoire qui imprègne toute la vie quotidienne. Du grand magasin du Goum illuminé au petit mausolée de Lénine plongé dans l’obscurité, en passant par ce pauvre musée presque désert jouxtant le lac Baïkal, gardé par une babouchka atemporelle, qui abrite des animaux empaillés – dont un oiseau nommé Gogol -, tout évoque l’ancrage permanent du passé dans le présent russe.
Plus qu’une description minutieuse de l’âme opaque du président russe, cette fiction dépeint une Russie éternelle qui a certes bu le communisme comme le buvard boit l’encre, ainsi que le prévoyait De Gaulle, mais qui assume pleinement l’intégralité de son histoire, cette histoire qui imprègne toute la vie quotidienne.
Poutine, pour les vieilles qui font le ménage dans les monastères – explique Chambaz, c’est ce fidèle orthodoxe qui «marche main dans la main avec le patriarche.» Sa conscience religieuse s’est réveillée tardivement ou tactiquement, peu importe. Il cherche à réconcilier une Russie encore marquée par soixante-dix ans de communisme et la tradition orthodoxe – réhabilitée avec une vigueur décuplée par l’athéisme d’Etat qui l’avait mise sous le boisseau.
Un Russe à Paris
A l’été 2014, le narrateur atterrit à Paris. Il va admirer l’église orthodoxe Saint-Serge-de-Radonège, ce bijou de bois dissimulé au passant distrait, rue de Crimée. «Il se recueille, debout au milieu de la nef. Il ne prie pas parce qu’il ne sait pas prier.» Respect des traditions à défaut de ferveur.
Au gré de ses pérégrinations parisiennes, il se rend place de la Bourse où a vécu Gogol, puis au Kremlin-Bicêtre ; il emprunte le boulevard de Sébastopol avant de terminer par le pont Alexandre-III – autant de lieux chargés d’une amitié franco-russe qui lui semble aujourd’hui n’appartenir qu’à un passé lointain. Car au kiosque à journaux, «le président Poutine fait la couverture d’un magazine. Il est représenté en ogre, en grand méchant loup, celui qui va nous manger vivant. Vladimir Vladimirovitch a beau être le mieux placé pour trouver le président Poutine insupportable, il s’en étonne.»
Mais la «démonisation» n’est sans doute pas l’apanage de la France. Quand explose en vol au-dessus de l’Ukraine le Boeing 777 de la Malaysian Airlines, le narrateur est stupéfait que le porte-parole de la Maison-Blanche voie immédiatement en Poutine le «coupable tout désigné».
Poutine, passionnément
A la fois dénoncé pour son homophobie et icône gay «sur la foi des photographies où il parade torse nu à cheval», Poutine demeure insaisissable. Son effigie en cire au musée Grévin est la victime malheureuse et muette d’un acte de vandalisme d’une Femen. Deux des Pussy Riot, ces militantes politiques – chanteuses subversives pour les uns, harpies agressives pour les autres – assurément emblème des contradictions russes en matière de religiosité, ont écopé de près de deux ans de camp de travail après leur «prière» anti-Poutine à la cathédrale du Christ-Sauveur. Intraitable et tyrannique, Poutine?
Pour ses fans, à Moscou, il est un héros antique. Ses hauts faits sont célébrés par ses admirateurs dans un pastiche des douze travaux d’Hercule: «nettoyer les écuries d’Augias – la corruption ; capturer le taureau que le roi de Crète n’avait pas voulu rendre – la Crimée ; cueillir les pommes d’or du jardin des Hespérides – défier l’Extrême-Occident.» La Poutinomanie bat son plein. Qui n’a pas son Poutine en chocolat, ou à défaut, un des nombreux tee-shirts, tasses, magnets, bonnets de piscine et autre matriochkas à son effigie?
Au bout du compte, le roman de Chambaz reste une précieuse tentative littéraire de recomposition d’un personnage politique. Avec ce privilège de l’hésitation que nous offre la fiction: au sujet du tsar aux «yeux de phoque», la vérité reconstituée n’est jamais sûre. «Personne n’est à l’intérieur du cerveau de Volodka.» Entre réflexion froide et bouillantes bouffées de fierté, l’indéchiffrable Poutine a tout du héros de roman russe.
Vladimir Vladimirovitch, Bernard Chambaz, Flammarion, 370 pages – septembre 2015 – 20 euros