Par Francis Bergeron
Maître François Gibault a mené une triple carrière d’officier dans l’armée française ayant combattu en Algérie, d’écrivain et d’avocat. En tant qu’avocat d’assises, il fait partie des derniers géants de la profession, de la race des Isorni, Floriot, Varaut, Naud, Tixier-Vignancour, Vergès, voire même Torrès ou Moro-Giafferi, pour évoquer de grandes figures du barreau d’avant-guerre. Quant à son œuvre littéraire, elle n’est pas négligeable, loin s’en faut, à commencer par sa magistrale biographie de Céline en trois tomes : Le Temps des espérances (1977), Cavalier de l’apocalypse (1981) et Délires et persécutions (1985). Il a été l’exécuteur testamentaire de l’écrivain. Candidat malheureux à l’Académie française, il y avait pourtant toute sa place. Mais peut-être n’a-t-il pas dit son dernier mot ? Par ailleurs, François Gibault préside la fondation Jean Dubuffet.
Si vous allez acheter votre Présent ou votre Ouest France à la Presse du marché, 28 avenue des Ibis à La Baule, et pour peu que vous échangiez quelques propos avec le marchand de journaux sur les mérites comparés de Maurras et de Daudet, ou de Nimier et de Jacques Laurent, ledit marchand de journaux vous interdira de quitter sa boutique sans avoir acheté le dernier livre de Me Gibault : Libera me. Et il aura eu parfaitement raison !
Gibault vient en effet d’écrire une sorte de dictionnaire politico-littéraire qui, mieux qu’une autobiographie, nous raconte ses rencontres, ses plaidoiries, ses passions. Chacun de nous, je crois, aimerait pouvoir écrire un tel ouvrage. Mais c’est un exercice très difficile. Gibault y excelle, et chaque « entrée » est finement ciselée.
Prenons « A » comme Algérie française : « Quand vous dites aujourd’hui que vous étiez partisan de l’Algérie française, on vous regarde comme si vous vantiez les bienfaits de la torture, du cannibalisme et de l’esclavage. Que deux peuples amis, l’un au nord, l’autre au sud de la Méditerranée, aient pensé s’unir dans une seule et même nation, alors qu’ils parlaient la même langue et s’étaient battus deux fois ensemble pour l’Alsace-Lorraine puis pour libérer le territoire français, relevait sans aucun doute d’une utopie mais pas d’une pensée fasciste ni même néocolonialiste. »
A la lettre « J », on trouve la calamiteuse Eva Joly, juge d’instruction, pas encore politicienne d’extrême gauche : « Malheur à qui tombe dans ses filets ! (…) Je l’ai connue juge d’instruction dans l’affaire Elf, où elle se régalait d’informations dont elle disposait dans un dossier qui venait de Suisse et auquel nous n’avions pas accès, mais qui devait être joint plus tard au dossier principal. (…) Et il fallait voir l’éclat malicieux des yeux d’Eva Joly quand elle prenait en flagrant délit de mensonge la personne qu’elle interrogeait, comme elle s’en régalait. Et, le lendemain, tout était dans Le Monde. »
« P » comme Jacques Perret : « Gabriel Matzneff, dans Combat du 17 juillet 1969, l’a comparé à un capitaine des mousquetaires du roi, et l’on ne saurait le mieux décrire, physiquement et moralement. » Gibault raconte comment Jacques Perret le consulta, dans le cadre de la défense de son fils, Jean-Loup, arrêté pour sa participation à l’OAS. Gibault l’aida à préparer sa déposition, lui donnant « de sages conseils, tendant à ce qu’il se cantonne dans l’exposé des responsabilités des hommes de sa génération à l’égard de leurs enfants, plutôt que d’attaquer de front le général de Gaulle, comme il en avait l’intention. Le jour venu, sa déposition, catastrophique, ne fut qu’un violent réquisitoire contre le président de la République, responsable de tout. Nous étions tous consternés, à commencer par Jean-Louis Tixier-Vignancour qui défendait son fils ». Mais peut-on faire d’un mousquetaire du roi un Mazarin ?
On peut, bien évidemment, ne pas partager tous les points de vue de François Gibault. Certaines de ses opinions peuvent même choquer, car Gibault n’est pas un avocat de rupture façon Vergès ou Tixier, un avocat aux opinions radicales – ou du moins exprimées de façon radicale – mais un homme du monde, raffiné et courtois, judoka plus que karatéka, dans les prétoires. Toutefois, quand on reprend l’index des noms cités, on trouve d’abord ceux qui n’ont jamais quitté ses pensées, tout au long de sa vie : Céline, Lucette Almanzor (l’épouse de Céline), Arletty, Pierre Assouline, Marcel Aymé, le colonel Bastien-Thiry, Brasillach, Isorni, Gen Paul, le maréchal Pétain, Tixier, Vergès, et des centaines d’autres. Privilège de l’âge. Et privilège d’un métier qui l’a mêlé, témoin actif, à toutes les grandes affaires politiques et littéraires de la Ve République.
• Libera Me, par François Gibault, Gallimard, 2014, 420 p.